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« En humanités, je m’en étais toujours tiré comme ça. » Oui, mais au-delà ? Quels changements sont nécessaires ? Et qu’est-ce qui peut aider à y trouver un sens ?

Georges Collard

Pour le premier cours de littérature, dans cette classe de première année du baccalauréat en français, j’invite à une présentation de soi par ses lectures. Après dix minutes de préparation, nous formons un cercle et la parole se met à circuler. La séance se déroule dans un climat d’apparence très accueillant, avec des échanges spontanés, des ajustements de sa propre présentation aux précédentes, pour souligner des similitudes, des différences.
On n’a pas suivi d’ordre préétabli, j’ai moi-même parlé à un moment que je voulais anodin, les interventions se sont succédé sans aucun long silence. Sauf maintenant, pendant que je vérifie du regard si chacun a pu s’exprimer. Je me tourne vers mon voisin de gauche, le seul resté silencieux : « Je préfère ne pas parler. », dit-il.
Après la classe, au moment où on traine un peu pour ranger ses affaires, Tony est venu m’expliquer son silence. Ces présentations ne lui correspondaient pas, il venait d’une filière professionnelle.
Quand je me propose de préciser d’où je parle, c’est ce souvenir récent qui me vient à l’esprit et, par association, celui de la séance initiale du cours de maitrise de la langue en Sciences humaines, autre option de la section secondaire de l’enseignement supérieur pédagogique de type court.
Là aussi, il s’agit de se présenter. Il est alors question du rapport au français que chacun s’est construit. Des étudiants soulignent le prestige du français, la difficulté extrême de son orthographe, plusieurs la trouvent insurmontable. Deux ou trois se déclarent dyslexiques.

Être attentif aux écarts

Ainsi, dans des domaines fortement légitimés comme l’est, en Belgique francophone, le français de l’école et sur les lieux mêmes de la sélection, le silence des uns, les déclarations d’incompétence des autres nous avertissent de l’écart entre leurs pratiques discursives, orales et écrites, et celles que nous autres enseignants nous attendons depuis le préscolaire.
Cet écart, nous le savons, est source de retard scolaire ou de parcours qui laisseront à peu près intactes les pratiques langagières illégitimes et les représentations qui les sous-tendent, alors qu’elles seront des prérequis dans l’enseignement supérieur. Rien d’étonnant, dès lors, si les heures d’« aide à la réussite », organisées dans le supérieur pédagogique de façon transversale sont surtout des heures de langue française, en général facultatives pour les étudiants et attribuées à des enseignants chargés, par ailleurs, du cours intitulé « maitrise de la langue », très sélectif, et qui figure au programme des trois années de toutes les options et de toutes les sections.

Pas humilié, mais presque

J’ai travaillé avec Hugues dans l’un et l’autre de ces cadres. Après ses humanités, il s’est inscrit en Sciences humaines. Il est aujourd’hui diplômé. Il a répété sa deuxième année à cause des stages. Interrogé sur son parcours, il parle d’abord de l’orthographe : « Avant, en humanités, je m’en étais toujours tiré comme ça. Au début de la première, j’avais globalement réussi le test, j’étais donc assez confiant, mais c’est en stage que ça a vraiment joué, quand on se retrouve au tableau avec des élèves qui disent : “Monsieur, y a pas une erreur, là ?” Je ne dirai pas que j’ai été humilié, mais presque. »
Il estime que cette expérience a déclenché en lui une tension, une vigilance encore présente aujourd’hui dans son métier, enracinée dans le besoin de donner de soi « une image de sérieux, plus professionnelle ». Toujours à propos des stages, il se rappelle avoir été aidé dans la rédaction d’une lettre d’excuses adressée à la direction à la suite d’un incident ; il avait dû choisir entre plusieurs brouillons, puis travailler le texte sélectionné en se mettant à la place du destinataire.
Enfin, il résume son évolution dans les pratiques orales, et là encore ce sont des actions réelles, pour influencer les croyances ou les comportements d’autrui, qui sont le cœur des apprentissages : « J’avais tendance à bégayer et à mâcher mes mots, je voulais en finir. Maintenant, j’ai pris confiance. C’est plus facile quand on a bien préparé, j’ai appris l’importance de la préparation. On est au centre de l’attention, il faut contrôler la langue, les gestes, il faut pouvoir aussi se concentrer là-dessus. Avec les présidences des conseils, des commissions, c’est tout le système des Sciences humaines qui apprend la communication. »

Un système de formation

Nous y sommes. Pour écrire à propos de l’accompagnement des jeunes issus des milieux populaires, je me place exactement là, coresponsable dans le système de formation « Tenter + », c’est-à-dire membre d’une équipe d’enseignants qui cherchent à résoudre ce problème : comment créer pour les apprentissages des futurs enseignants un contexte qui rompe avec l’accumulation des inégalités telle qu’ils l’ont vécue, qui les libère des infériorités intériorisées et qui les persuade d’expérience qu’ils perdront beaucoup en humanité si, une fois enseignants, ils ne luttent pas pour organiser des contextes plus égalitaires ?
Nous répondons par une formation très intégrée, où le recours à la pédagogie institutionnelle et aux méthodes actives maximise pour l’étudiant les gains de l’implication et le cout du dilettantisme, d’une façon qu’on voudrait aux antipodes de toutes les aides périphériques et facultatives.
Quant à la langue française, elle y est une institution parmi d’autres, par rapport à laquelle il est souhaitable qu’ils soient responsables et critiques.