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Voilà une phrase que nous entendons un jeudi de juin à 16 h 59, lorsque sonne la fin de notre Conseil, et par là même, la fin de notre semaine avec les jeunes de l’Année Citoyenne Verviers. Six mois plus tôt, c’était tout différent.

Les jeunes nous regardaient comme des extraterrestres en se demandant ce qu’on allait bien pouvoir se dire pendant deux heures de Conseil. En juin, l’ordre du jour s’est étoffé, la séance dure et nous manquons de temps pour discuter de tous les points à l’ordre du jour. Au fil de nos semaines passées ensemble, les heures subies de Conseil se transforment en heures de construction collective…

Contexte

Dans un premier temps, ces jeunes en décrochage (scolaire, sociétal), s’engagent volontairement dans une expérience de service civil citoyen, quatre jours par semaine, pendant six mois.
Durant cette période, ils vont ouvrir une parenthèse dans leur vie pour se consacrer à eux-mêmes et donner de leur temps à autrui. Cela passe par des chantiers bénévoles à réaliser auprès de partenaires (services publics ou associations) eux-mêmes engagés dans la société. Nous parlons ici d’un centre pour demandeurs d’asile, d’un CPAS ou d’un centre d’hippothérapie, par exemple. Lors de ces chantiers, nous réalisons des travaux de peinture, de maraichage, d’entretien ou d’aménagement.
L’engagement des jeunes passe aussi par de nombreuses rencontres. Des rencontres avec des institutions, dans le but de les remettre au centre d’un réseau souvent fragilisé. Des rencontres avec des spécialistes d’une thématique de société. Enfin, des rencontres avec des témoins qui nous partagent leur expérience de vie singulière.
L’Année Citoyenne Verviers, c’est aussi des ateliers d’impro et des ateliers d’introspection qui nous permettent de travailler la confiance en soi ainsi que l’expression artistique et corporelle. Au terme de ce cheminement riche et varié, nous les aidons à préciser leur projet d’orientation.
Et, si chacun nous arrive avec ses raisons propres et des valises plus ou moins lourdes à transporter, le projet se vit entre huit individus âgés de seize à vingt-cinq ans qui ne se connaissent pas au préalable. La vie de groupe est un aspect important dans notre travail.

Soigner le collectif

Ces ingrédients permettent de mettre en œuvre le projet, de le faire tenir debout, et ce qui va l’animer, le cadrer, le structurer, c’est la Pédagogie institutionnelle. Tel que nous la pratiquons, c’est la Loi zéro qui cadre le projet à minima, elle nous dit qu’« Ici, c’est un projet citoyen et collectif où on s’engage », que « Chacun est à bonne distance, ni trop proche ni trop éloigné, sans violence » et que « Si on veut changer quelque chose, on y travaille ». Les autres lois sont à inventer, si besoin.
Vient ensuite un système de responsabilités qui repose sur tous : les jeunes comme les adultes saisissent ce qui vient faire piège à désir et rendent des comptes au groupe, au moment du Conseil. En parallèle, un système de couleurs de reconnaissance permet à chacun de se voir évoluer à travers son expérience. Enfin, notre Conseil rassemble tous les membres du projet : volontaires et adultes responsables. Il a lieu tous les jeudis après-midi.
Nos volontaires découvrent le Conseil comme un truc chelou qui les oblige à rester assis sur une chaise pendant une heure en début de projet, voire deux à la fin… Rien que cela, c’est déjà un défi pour eux !
En effet, pour ces jeunes en rupture avec le système scolaire, qui parfois vivent dans l’immédiateté, se poser pour revenir sur le passé (même récent) et se projeter dans le futur (même proche) n’est pas toujours aisé. De plus, pour les adultes qui accompagnent le projet, le défi éducatif est ambitieux : changer de paradigme… Il s’agit en effet de (re)mettre tous ces individus plus ou moins fragiles en position de sujet de leur propre existence, de sortir de la relation duale et d’évoluer au sein d’un groupe.

Jeudi : Conseil

Pour tenir un Conseil hebdomadaire, il nous faut du grain à moudre. Certes, nous en trouvons dans la vie du groupe ou dans notre programmation. Mais au-delà, le Conseil permet de donner du poids aux autres institutions et piliers de notre posture éducative. Il vient assoir le cadre et inscrire les paroles dans le temps. Aucune situation compliquée ne se règle en deux coups de cuillère à pot. Chacune est différée vers le Conseil qui permet à tous les membres de participer à la construction du vivre ensemble collectif. C’est amener ces jeunes, qui vivent parfois à cent à l’heure, à s’arrêter et à réfléchir ; prendre le temps de parler pour permettre à chacun de se sentir entendu et reconnu. Notre travail nécessite une attention de tous les instants au bon équilibre du groupe, mais aussi au bienêtre de chacun de ses membres. En l’absence d’un règlement d’ordre intérieur rigide et contraignant, vécu comme agressif, le défi que nous relevons avec ces jeunes consiste à utiliser les instances qui existent pour réguler les interactions entre les membres du groupe d’une part, mais aussi pour permettre à chacun d’avoir un réel pouvoir sur son expérience. Le Conseil, comme dans de nombreuses autres sphères où il est utilisé, permet d’offrir à chacun sa juste place.
Ça, c’est la théorie… mais, ce n’est pas toujours aussi simple ! Eh oui, si la pratique de la PI peut présenter de nombreux avantages pour travailler avec des jeunes fragilisés, chaque groupe évolue à son propre rythme avec ses grandes avancées, qui réjouissent tout le monde, et ses retours en arrière inattendus... La pratique de terrain met notre conception du fonctionnement idéal à rude épreuve. Il y a, dans un premier temps, une période de découverte qui s’avère souvent déstabilisante. Durant ce temps (qui peut durer plusieurs semaines), les jeunes sont en retrait, ne comprennent pas ou se questionnent : « Qu’attendent-ils de moi ? », « Pourquoi il me répond ça quand je lui pose une question ? », « Pourquoi il reste si vague ? »…

Dé… couvrir

Les jeunes se retrouvent plongés dans un fonctionnement que nous, adultes, connaissons bien et qui nous paraît logique, mais qui s’avère nouveau et parfois insécurisant pour eux. Dans un second temps, ça commence à percoler et chacun investit tout doucement sa place dans le groupe, que ce soit à travers le Conseil ou à travers ses Responsabilités. La phase d’appropriation du projet peut alors commencer.
Cependant, nous constatons que la période de découverte peut s’avérer longue, peut-être trop longue pour nous qui aimerions voir les choses avancer plus vite, voir chacun évoluer et saisir le projet à bras le corps…
De plus, la phase de découverte terminée, la pratique de la PI nous mène parfois dans des impasses.
Il n’est pas rare de nous retrouver en Conseil avec un ou plusieurs jeunes qui n’ont pas envie d’y participer. S’impliquer est peut-être un trop grand risque à prendre pour eux.
Ou lorsque l’individu n’arrive plus à formuler un avis ou un sentiment. Cela peut se traduire par de longs silences ou l’absence d’avis sur ce qui est en train d’être débattu : allons-nous au match d’impro proposé par le partenaire samedi soir ? Comment faire pour aider Untel à rester dans le projet et s’accrocher ? Untel râle sur notre système d’entretien des locaux, que fait-on avec cela ?
« Et toi, qu’en penses-tu ? », « Je ne sais pas… »
Pas envie de participer, voir même de se mettre en opposition avec le groupe. Là, nous supposons des postures de sabotage, une volonté de prendre le pouvoir ou une tentative d’attirer l’attention… Mais, que nous dit réellement le jeune lorsqu’il se tait ?

Se couvrir

« Vous pouvez dire ce que vous voulez, je ne changerai pas d’avis ! » Nous nous questionnons régulièrement sur ce qui peut empêcher un individu de prendre une place qu’on lui a réservée… Est-ce notre bienveillance d’adulte qui l’en empêche ? Nos bonnes intentions ?
Les conséquences de ces impasses rencontrées durant nos Conseils hebdomadaires sont multiples : des décisions sont parfois prises sans que tous n’aient activement pris part à leur construction. Ce qui grève parfois l’envie de certains d’y adhérer. « On a voté cette règle, mais, moi, je n’étais pas d’accord ! »
Par ailleurs, lorsque nous sentons qu’un membre du groupe ne se retrouve pas dans le collectif, il nous est toujours possible de proposer un accompagnement individuel. Cela va de soi pour des travailleurs sociaux, mais nous nous questionnons sur l’effet que cela peut avoir sur notre pratique de la PI dans le projet.
Prenons un exemple : Max demande à parler de sa situation familiale avec un accompagnant. Il évoque ce qui se passe à la maison et le malêtre que ça occasionne pour lui. C’est d’ailleurs pour cela qu’il s’est absenté une semaine complète et n’a pas pu s’engager dans le projet. Il demande cependant que ce qu’il a dit ne soit pas déposé dans le collectif. Or l’absence de Max a pourtant eu des répercussions sur le groupe…
Dans ce cas, nous nous questionnons sur la bonne posture à adopter : faut-il accepter d’être mis dans cette position par Max : garder secrètes ses difficultés qui viennent pourtant influencer le collectif ? Le travail social prime sur la PI selon nous… Quelle posture allons-nous choisir pour rester cohérents face au groupe ? La PI nous met-elle en difficulté ?
Ce « C’est déjà fini le Conseil ? » exprime à la fois le temps qui a passé trop vite, et aussi la frustration de n’avoir pas su ou pu tout dire dans le lieu prévu pour cela.
Nous courrons. Nous courons après le temps qui file, après les mots de ces jeunes en difficulté et en souffrance personnelle et familiale qui mettent souvent du temps à comprendre l’enjeu du Conseil, mais aussi sa force. La force de celui-ci, ce sont ces paroles qui (se) libèrent. Ces jeunes qui, face à l’adulte, se déchargent du rôle dans lequel ils se sont enfermés (ou on les a enfermés !) découvrent que leur parole a le même poids que celle de l’adulte, et qui sentent tout à coup, que le pouvoir est dans leurs mains. C’est nouveau pour eux, et assez beau à observer de l’extérieur…