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Si affirmer que le numérique modifie les habitudes de tous et des jeunes en particulier est une lapalissade, les effets cognitifs profonds sur les esprits des enfants et des adolescents sont loin d’être clairement bien ciblés, reconnus et tautologiques.

On sait certes que les facultés de concentration ont diminué, elles seraient passées du quart d’heure à sept minutes pour un enfant en début du primaire. Mais pour le reste, que sait-on vraiment ? Les lignes qui suivent n’ont pas d’ambition sociétale, psychologique, neurologique et n’ont pas la prétention de donner quelque résultat scientifique que ce soit. Mais en partant d’expériences, plutôt personnelles, d’observer certains changements et leurs conséquences.

Années septante

Au début des années septante, entre 12 et 16 ans, j’étais en pensionnat. J’y retournais le dimanche soir et rentrais à la maison, le samedi, en début d’après-midi. Du lundi au samedi, je suivais des cours en journée. Après le gouter, c’était l’étude. Puis le souper suivi d’une récréation et d’une autre étude. À cette époque, chez moi, il n’y avait pas de voiture et pas de télévision.
Quand nous sortions des cours, que faisions-nous ? On tapait dans la balle ! Presque à toutes les récréations. Quand il faisait plus froid et noir, on jouait dans la neige, on papotait, on tapait les cartes… Que se passe-t-il dans le cerveau d’un jeune qui mène cette vie-là ? Une vie, pas forcément heureuse, pas obligatoirement malheureuse, mais une vie très calme, qui s’écoule lentement… Un cerveau qui a bien peu d’informations à traiter et qui distille l’ennui, une mémoire qui repasse et ressasse les vieilles histoires, les grandes joies et les énormes rancœurs, un esprit qui laisse émerger des idées folles et des coups tordus… Et du temps, beaucoup de temps pour penser aux cours, même quand on n’en a pas envie. Des déstructurations, des restructurations cognitives qui se défont et se refont sans qu’on en soit vraiment conscient. Un temps et un espace qui sont ceux de la liberté de penser aussi à côté et contre ce qu’on nous enseigne.

Deux-mille

Les choses ont-elles changé dans les années nonante, deux-mille ? Pas vraiment. Mes filles, très jeunes, ont regardé la TV, mais de façon limitée. Elles ont eu un accès restreint à un ordinateur, mais pas dans leur chambre. Elles n’ont profité d’un GSM basique qu’assez tard. Leur vie a pourtant subi une accélération par rapport à la mienne : cinq jours de cours, mais des journées plus longues et des matières plus conséquentes, des travaux à domicile importants, des chemins quotidiens en bus pour joindre l’école et le domicile. Malgré cela, des longues journées de weekend et de vacances et le temps laissé au temps…
En classe, j’ai toujours eu des élèves motivés, chercheurs, malins et intéressés par les mathématiques et qui arrivaient à de bons résultats. J’en ai eu d’autres qui peinaient et d’autres qui avaient perdu une grande partie de la motivation. Mais durant plus de vingt ans, je n’ai pas observé de fluctuations majeures.

Deux-mille-dix

Avant l’âge d’un an, mes deux petits-fils avaient reçu un GSM. Pas un vrai, non, mais une réplique d’un vrai, avec des boutons et des lumières. Comme presque tous les autres objets de leur environnement… Quand on me confie la garde des petits et que j’arrive chez eux, mon premier travail est de réduire au silence et à la nuit noire toutes ces touches et boutons qui garnissent chaque jeu (et je n’exagère pas en précisant chaque) et le font clignoter de lumières diverses et lancer des bruits de sirènes et de mondes parallèles.
Lors d’un stage de trois jours avec des élèves de 6e année secondaire, j’ai travaillé les mouvements célestes, le mécanisme des jours et des saisons… par périodes de 1 h 30. Ce qui n’était pas évident à tenir… Au petit déjeuner, aux pauses, aux repas, des jeunes s’empressaient d’enfiler leurs écouteurs ou de jouer à des jeux sur leur mobile.
Aujourd’hui, quand ces jeunes sortent de la classe de math, ils font autre chose. Et leur cerveau est sollicité en permanence via les baladeurs, les mobiles, les tablettes, les ordinateurs, les écrans TV, les jeux vidéos, les messages, le Net… Et tout cela sans parler des cas pathologiques et des addictions diverses.

Mais encore

Il n’est pas difficile de comprendre, qu’en concurrence avec de multiples informations et sollicitations intellectuelles, les mathématiques n’ont plus dans l’esprit du jeune actuel, l’espace et le temps cognitif qu’elles avaient dans le cerveau d’un jeune des années soixante ou même de celui des années 2000.
J’ai ainsi observé que sur les quatre dernières années, en reprenant des examens identiques en cinquième secondaire, par exemple, les résultats avaient chuté d’une dizaine de pourcents en moyenne. Je constate tous les jours les carences de mémoire à moyen et à court terme. C’est comme si tout était toujours à refaire, et cela pour l’ensemble des élèves, y compris pour les plus forts.
Qu’est-ce que cela veut dire ? Le potentiel intellectuel global n’a pas changé, qu’est-ce qui pourrait le justifier ? Je ne pense pas non plus que la situation soit grave ou dramatique. Je constate seulement que ce que je faisais ne fonctionne pas comme précédemment et, tout en sachant que les causes sont multiples mais qu’elles ne font pas partie du sujet traité dans ces lignes, je fais la conjecture qu’une des explications du phénomène semble être l’avènement du numérique et les multiples invitations et appels qui submergent l’esprit des jeunes.
Alexandre Grothendieck, considéré comme un des plus grands mathématiciens du 20e siècle évoque, dans une forme de testament de 1000 pages qui n’a jamais été publié et qui s’intitule « Récoltes et semailles », ce qui relie certains mathématiciens : « Le lien que je veux dire est celui d’une certaine “naïveté”, ou d’une “innocence”, dont j’ai eu occasion de parler. Elle s’exprime par une propension (souvent peu appréciée par l’entourage) à regarder par ses propres yeux, plutôt qu’à travers des lunettes brevetées, gracieusement offertes par quelque groupe humain plus ou moins vaste, investi d’autorité pour une raison ou une autre. Cette “propension”, ou cette attitude intérieure n’est pas le privilège d’une maturité, mais bien celui de l’enfance. C’est un don reçu en naissant, en même temps que la vie. Un don humble et redoutable. Un don souvent enfoui profond, que certains ont pu conserver tant soit peu, ou retrouver peut-être… On peut l’appeler aussi le don de solitude. »
Ceci étant dit, comme le numérique est là et qu’on ne le fera pas reculer, il reste aux enseignants à s’adapter… 