Créer un théâtre d’ombres chinoises avec mes élèves, c’était un projet qui trainait dans ma tête. J’avais des livres avec de superbes découpes, un DVD magique par ses dessins et ses histoires. Une journée de stage fut mon déclencheur...
Selon la légende, l’empereur de Chine Wu-ti, après la perte de son épouse adorée, et pour conjurer son immense chagrin, s’asseyait, nuit après nuit, devant une toile tendue entre les deux montants d’une porte, pour y retrouver la silhouette de sa bienaimée. Il conversait avec elle des affaires du royaume, évoquait les merveilleux moments passés ensemble. Jusqu’au jour où, oubliant sa promesse de ne jamais regarder derrière l’écran, il arracha la toile... [1]
Ainsi, j’ai capté l’attention des onze élèves de 1re ou 2e différenciées à qui je donne cours de français. Ils sont partants pour créer un théâtre d’ombres et pour aller le présenter à des élèves de maternelle.
Premier dilemme : quel genre de textes choisir ? J’opte pour les fables de La Fontaine, car leur structure courte et le peu de personnages me permettront d’organiser des paires et des trios. De plus, les élèves vont pouvoir choisir parmi plusieurs fables. Puis, élément déterminant, j’ai trouvé un site [2] où les textes sont transformés en dialogues. Avec cette mise en projet, mes élèves vont découvrir un univers culturel et philosophique et ils seront appelés à se dépasser dans la lecture, la mémorisation et l’interprétation des textes.
Je trouve plusieurs avantages à proposer le spectacle à un public de maternelle. Mes élèves se sentiront moins en danger que s’ils devaient jouer devant des jeunes de leur âge. De plus, leur niveau de lecture m’oblige sans cesse à trouver des contenus appropriés à leur âge, mais adaptés à leur niveau, ce qui est le cas avec ces adaptations théâtrales.
Boire à la fontaine
J’ai préparé un tableau qui reprend quatorze fables avec trois colonnes : j’aime, bof, pas du tout. Plutôt que de lire les fables originales, au langage difficile et vieilli, je les leur raconte. Cinq fables [3] sont retenues et les groupes se forment par affinités et aussi selon les textes. Je transmets les textes à ma collègue d’arts plastiques, qui collabore au projet, ainsi que les livres que je possède en découpes et un mini théâtre d’ombres. Elle a justement une stagiaire pendant quelques semaines. Elles n’auront pas le temps de visionner le DVD [4] qui est divisé en dix films courts abordant chacun un conte. Je décide d’en préparer certains sous forme d’exercices de compréhensions à l’audition. Si je les leur passais sans travail à la clé, mes élèves pourraient dire, en bons ados, « C’est pour les bébés ! » mais, avec quelques « vrais ou faux », des questions de chronologie ou d’inférence, ils sont obligés d’écouter activement. Ils accrochent et acquièrent du vocabulaire : conte, héros, situation initiale, intention dominante de l’auteur...
Il n’y a pas de lumière sans ombre [5]
Le plus dur, c’est l’appropriation du texte... Chaque sous-groupe est amené à le lire plusieurs fois, afin de choisir le rôle de chacun et de s’entrainer à oraliser. C’est ici que les performances de mes élèves vont poser le plus de problèmes. Ils ont entre douze et quatorze ans et pourtant ils ânonnent, les liaisons ne sont pas acquises. C’est difficile d’interpréter un texte qui semble être découvert à chaque lecture.
Ils meurent d’envie de jouer devant la classe, mais les élèves décrochent vite car la lecture n’est pas attractive. Je passe de groupe en groupe, corrige les uns, conseille les autres, tente de donner des pistes pour mettre un peu d’expression...
Comme l’échéance des examens de Noël approche, je décide que la présentation de la fable, devant le groupe, sera la compétence orale évaluée. Chaque duo ou trio devra connaitre le texte par cœur ou le reformuler avec ses mots en respectant l’alternance des prises de parole, mais également le contenu. Malgré le temps consacré en classe, les résultats sont faibles : deux élèves connaissent leur texte par cœur, trois élèves arrivent à le reformuler, mais les autres ont d’incessantes hésitations et méconnaissent les enchainements... Je commence à douter de la faisabilité du projet. Je n’ose pas fixer de date pour la rencontre avec le public et en même temps, j’hésite : une échéance précise suscitera peut-être la mise au travail des retardataires.
J’ai voulu gagner du temps en partant d’un texte existant, je n’en serais peut-être pas à ce point si j’étais passée par l’improvisation, puis l’enregistrement des dialogues et enfin, leur mémorisation. Toutefois, ce travail-ci a le mérite de plonger les élèves dans des structures de phrases et du vocabulaire un peu plus éloignés de leur langage. Il fait travailler cette mémoire qui pose tant problème... Il exige de la rigueur pour respecter un texte, se coordonner entre interprètes et manipuler les figurines.
Courir après son ombre
Je fixe donc une date : nous sommes attendus, plus question de reculer. Les marionnettes sont prêtes, le castelet aussi. Les répétitions doivent maintenant tenir compte des manipulations. Les personnages doivent se faire face lorsqu’ils dialoguent. Des questions à régler : par où vont se faire les entrées et sorties, quels accessoires manquent... Les figurines sont vite abimées, je les reprends chez moi pour les consolider. Il faut trouver une lampe qui puisse s’accrocher au castelet...
Je propose des répétitions, par sous-groupes, sur le temps de midi. Pour certains, la prononciation et la fluidité restent difficiles. Certains ne se présentent pas aux rendez-vous, d’autres se surévaluent, une autre est toujours absente...
Comme les changements de décor prennent du temps, je décide de rajouter le côté musical qui était présent dans leurs textes de départ.
La date approche, on partira un mercredi toute la matinée. Ma collègue a cours avec eux et je suis en fourche. Elle pourra prendre sa voiture pour transporter le volumineux castelet. On décide, en Conseil, quel élève l’accompagnera. Un autre sera responsable des relations publiques : il devra aller porter quelques chocolats à la directrice pour la remercier de son accueil. Nadia se propose comme responsable « lumières ». Nous décidons de l’ordre de passage.
Grande première pour tout petits
Toutes les classes désirent assister au spectacle mais la salle est trop petite, nous allons devoir enchainer quatre représentations de vingt minutes !
À notre arrivée, une institutrice nous montre les lieux et ce qu’il faut déplacer pour installer les enfants. Le castelet est dressé, les marionnettes sur leurs piques sont plantées dans un bac à sable, les accessoires sont posés sur la table, mais cachés par le décor. Les petits bouts arrivent, les lumières s’éteignent : place aux artistes. Les fables s’enchainent, les petites chansons comblent les blancs lors des changements de décor, les acteurs ont presque tous leur texte derrière le castelet. Il est posé sur la table, rassurant. Certains y jettent un œil, d’autres pas. Les voix, pas très assurées, s’affermissent au fil des séances. Le débit est un peu rapide... mais les petits réagissent bien, ils sont attentifs.
Tout se termine et le rangement se fait en deux temps, trois mouvements. Des initiatives sont prises, un balai apparait pour ramasser le sable renversé, le responsable relations publiques s’éclipse et va trouver la directrice, dans ce labyrinthe de couloirs qu’il ne connait pas. Les élèves sont rayonnants.
« C’est à nous qu’on aurait dû offrir les chocolats ! » Ils n’ont pas tout à fait tort... Sur le chemin du retour, je m’arrête à une petite épicerie et leur offre des friandises.
La grosse déception, c’est l’absence d’une des élèves... Très souvent en retard, souvent absente, j’ai dû la remplacer au pied levé pour que sa partenaire puisse présenter la fable. Mais ce qui me réjouit, c’est la réaction du groupe : « Elle ne sait pas ce qu’elle a raté ! » Quelques autres commentaires : « C’était amusant, surtout quand les petits riaient ! », « Quand on nous a présenté le projet, je ne pensais pas que ça allait être si bien. », « C’était gai quand les enfants ont ri et qu’ils nous ont applaudis. », « Des mois qu’on prépare et puis, en une matinée, c’est fini. », « Même s’il y en a qui ont eu dur, on a tous réussi. »
À une petite chose, l’inquiétude donne une grande ombre [6]
Succès total, soulagement pour tous et surtout pour moi ! Se lancer dans des projets est toujours source d’angoisse... Même si les conditions sont favorables au départ, il faut y croire très fort, même plus que les élèves. Au début, ils ne vous croient pas vraiment, l’échéance est trop loin, ils se disent que c’est « encore un truc scolaire ». Étape incontournable pour moi : la socialisation du travail. À l’approche du jour J, les élèves se rendent comptent que « c’est pour du vrai » et ils ont peur, peur « de se taper la honte », c’est récurrent et ça demande beaucoup de vigilance. Je ne laissais plus les marionnettes à portée de main, je les mettais sous clé et ne les sortais que pour les répétitions. J’ai déjà vu des élèves saboter leur travail par crainte de réussir. Se montrer ferme, la réussite, ça ne se brade pas.
« On peut refaire encore un projet avant la fin de l’année ? » « Oh, oh ! On ne s’emballe pas... avec le temps qui nous reste... le CEB à préparer... et surtout que je m’en remette... »