L’histoire anodine d’un examen réussi. La découverte du plaisir d’apprendre — toute seule, mais poussée par la promesse du partage avec d’autres. Et la tentative, confrontante et inconfortable, d’appliquer le même traitement à d’autres, dans une classe, avec les outils de la classe coopérative.
Géographie politique, c’est le cours à pète de deuxième année en géographie humaine à l’université. Le prof est un savant barbu. Le syllabus, un livre écrit tout petit où chaque phrase ou presque fait référence à des évènements historiques dont je ne sais rien. Je pars m’enfermer dans une chambre à la campagne. Je pose sur mon bureau les dix volumes du Dictionnaire d’histoire universelle de mon paternel (qui l’avait reçu de son paternel à lui – s’y plonger, c’est déjà tout un symbole).
J’ai quatre ou cinq jours devant moi, je m’y attaque. À chaque fois que je rencontre un terme ou un évènement inconnu, je plonge dans le dictionnaire. Dans celui-ci, d’autres incompréhensions, je dois naviguer d’une rubrique à l’autre, c’était avant Wikipedia. Du coup, je relis certaines rubriques trois fois, mais chaque fois en y cherchant des choses différentes. Je découvre l’histoire du XXe siècle, je fais des liens entre des évènements, des pays, et les théories du prof. Le soir, au souper, je raconte certaines choses à mon père, qui fait des liens avec ce que lui connait. Parfois, on retourne ensemble dans le dictionnaire.
Bref, j’ai étudié pour réussir un examen. Ça ne semble pas grand-chose, pourtant, c’est le début d’une nouvelle période de ma vie. Quand je rejoins la ville pour passer mon examen, j’ai l’impression d’être une autre personne, d’évoluer dans une réalité plus dense. Ces connaissances nouvelles, mais aussi cette sensation que je pouvais m’attaquer à n’importe quelle montagne de matière, m’ont accompagnée et donné confiance pendant des années.
Des promesses de partage
Pourquoi ça fait cet effet-là, d’apprendre ? Parfois, j’apprends un truc nouveau en cuisine. Qu’ajouter pour relever un plat, apprendre à marier les ingrédients, apprendre un geste avec la planche, le couteau, la casserole. Ces petits apprentissages peuvent rendre bêtement content. Toujours ce sentiment de vivre dans une réalité plus riche.
Ce qui se passe dans les deux cas : dans l’apprentissage nouveau, il y a une promesse. Promesse de plaisirs partagés – elle sera bonne, ma soupe et nous la dégusterons ensemble. Promesse d’en savoir plus, et puis d’accéder à certaines discussions, de discuter d’égal à égal avec mon père ou d’autres figures importantes, sources d’admiration. Entrer un peu dans leur monde. Encore des liens, humains cette fois.
Et une classe, ça promet quoi ?
Permettre à d’autres de vivre ce bonheur-là, c’est sans doute ce qui m’a motivée à devenir prof, mais comment mettre ça au milieu de la classe ? Ces promesses qui me mettent au travail et me font apprendre ne concernent que moi ! Pour commencer, mes élèves n’ont pas de père féru d’histoire à épater, d’amis intellos avec qui partager. Quelle peut bien être la promesse pour eux, quand je débarque avec ma leçon sur la multiplication par 25 ou les marques du dialogue dans le récit ?
Une piste : la classe coopérative, qui offre la promesse du partage entre pairs. À bien y réfléchir, dans ma classe, les activités qui emballent les élèves, celles qui font parler d’elles en dehors (pas jusque dans la cour de récréation, mais disons jusqu’au couloir), celles pour lesquelles ils réclament plus de temps (de travail !), ce sont les textes libres, les créations mathématiques et les recherches individuelles. Promesses de lire son texte à la classe, de montrer sa création, de donner une miniconférence, d’épater, de faire rire, de partager une passion.
Ces activités, quand on débute, sont aussi les plus déroutantes. On ne sait pas vers où ça va, ce qu’il y a à apprendre là exactement. Il faut essayer de maintenir un cadre qui permette le travail tout en permettant à chacun de voguer à sa guise et accepter de ne pas tout gérer. Cet enfant qui rêvasse devant un atlas ouvert, est-il en train de faire des liens ou de perdre son temps ? Tous les sujets de recherche sont-ils bons à prendre ou dois-je les orienter discrètement vers la bonne vieille culture générale ? Et si le plaisir d’écrire passe, pour certains, par l’humour caca-pipi ou par la répétition assommante de formules déjà entendues cent fois ?
Devant tant de dilemmes et d’incertitudes, la tentation est grande de réduire ces activités libres à la portion congrue et de recentrer sur le programme — c’est rassurant. Au fil de l’année scolaire, elles ont pris de moins en moins de place dans l’horaire. On y perd, on y gagne. Un jour peut-être, je trouverai l’équilibre.