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Accueil / Publications / TRACeS de ChanGements / TRACeS 214 - Pédagogie institutionnelle - Janvier & Février 2014 / Des techniques Freinet à la pédagogie institutionnelle… et retour !

De façon habituelle, dans le groupe charentais de
PI où je travaille, nous utilisons une formulation
qui coordonne pédagogie institutionnelle et
techniques Freinet, sans avoir jamais vraiment
bien pensé ce lien. Ce texte est l’occasion de
réfléchir à leur articulation dans mon travail en
lien avec celui de mes collègues.

Depuis longtemps, je mettais en place
dans ma classe les institutions les plus
courantes : Conseil, Loi et règles qui le
structuraient peu à peu, Quoi de neuf ?,
Présentations qui permettaient à la parole
des enfants de s’inscrire dans la classe, Monnaie,
Marché en autorisant l’échange. La classe s’organisait
autour de ces institutions.

UNE CLASSE MAL ASSISE ?

Mais les temps de travail et d’apprentissage restaient
référés principalement aux outils traditionnels
de l’Éducation nationale et, si j’utilisais quelques techniques
Freinet, c’était grandement
lié à l’attrait qu’elles pouvaient exercer
 : correspondance, création d’albums
qui aboutissaient souvent à de
« belles » productions.
Dans le même temps, ma place
de maitre restait prépondérante.
Le Conseil, sous-employé, peinait à
prendre sens auprès des enfants. Les
propositions émanaient pour la plupart
de l’adulte. Les enfants critiquaient beaucoup. Les
relations restaient fortement « verticales », un peu bâties
sur le modèle du maitre qui semblait donner d’une
main ce qu’il reprenait de l’autre.
Cela se lisait par exemple dans ma façon de mettre
en place la correspondance : j’avais une idée très arrêtée
de ce que devait être une lettre et j’imposais mes choix
pour les illustrations, les sujets abordés, la longueur,
sans avoir l’idée de recourir au Conseil pour articuler
mes exigences, leurs possibilités et leurs souhaits.
Je ne percevais pas encore nettement la nécessité
d’ancrer profondément les institutions dans le travail et
les outils de la classe pour en renforcer la cohérence.

LES MÉTIERS, COMME RÉVÉLATEURS

Instituer des métiers
Ceux-ci étaient mis en place dès le début d’année,
à partir d’un moment appelé Conseil des métiers.
Certaines tâches telles que responsable du temps, facteur,
distributeur de cahiers me soulageaient dans
l’organisation de la classe. Là encore, les liens à ma per-
Martine Plainfossé avec Colette Bordas et Annick Marteau
De façon habituelle, dans le groupe charentais de
PI où je travaille, nous utilisons une formulation
qui coordonne pédagogie institutionnelle et
techniques Freinet, sans avoir jamais vraiment
bien pensé ce lien. Ce texte est l’occasion de
réfléchir à leur articulation dans mon travail en
lien avec celui de mes collègues.
sonne, à ma fonction étaient très présents, mais l’institutionnalisation
de ces métiers marqua une première
rupture. C’était « leur » métier et souvent ils le rappelaient
en insistant sur le possessif à quiconque l’oubliait.

Des effets inattendus
Des distorsions sont peu à peu apparues, entre le
sérieux des enfants face à ces métiers, leurs paroles lors
des Conseils et le peu de possibilités de responsabilisation
que leur offraient les outils d’apprentissage face
auxquels, le désir d’apprendre se tarissait peu à peu.
Par ailleurs, des critiques à mon endroit – pertinentes
car référées à la loi de la classe – s’exprimaient
au Conseil. J’ai été critiquée par exemple pour avoir fait
mal à un enfant.
Prise de conscience brutale : je ne faisais pas la loi, j’y
étais soumise moi aussi.

Un autre ton
Ces enfants très jeunes percevaient que, de leur
place, en tant que responsables d’un métier, ils avaient
un pouvoir bordé et limité par la loi de la classe, mais
qui autorisait l’expression de leur désir. Leurs paroles
avaient un poids. Ils ont alors imaginé et proposé en
Conseil des outils et des fonctionnements qui leur
étaient propres. Un véritable investissement se faisait.
Cela peut se voir à travers les récits d’Annick
Marteau ou de Colette Bordas, avec qui ce texte
a été réfléchi.
Dans une classe de CMCM : Cours
moyen, soit des
élèves de 10-11
ans, fin du primaire
en France. [1], chez Annick MarteauA. Marteau,
« Par les métiers
j’existe », http://
www.pi-charente.fr :
« Marc s’investit dans un nouveau métier : “livres de
la classe”. Il s’étonne lui-même de ses énormes progrès en
lecture depuis le CM1. Le point de départ arrêté en Conseil
est un simple travail de rangement… Mais très vite, Marc
fait évoluer son métier : le soir, quand certains viennent
choisir leur livre, il propose, résume, se renseigne sur les
livres déjà lus pour conseiller ou déconseiller, évoque ses
propres difficultés ou réussites de lecteur pour argumenter
avec beaucoup d’honnêteté et convaincre. Les autres
lui font confiance et le sollicitent. »

Nous avons vu la tonalité des Conseils changer ainsi
que les types de décision. Nous sommes passés d’un
envahissement des critiques à des demandes ou des
propositions d’outil, des propositions d’aide, d’apprentissage,
des félicitations liées à l’exercice de ces métiers.
Si les échanges se modifiaient, les occasions decontact aussi : des couples inattendus surgissaient à
l’occasion de la pratique d’un métier ou d’un autre,
comme pour Sabrina et Achille dans l’histoire de la responsabilité
du jardin dans la même classe de CM :
« À la suite d’un Conseil, Achille se retrouve responsable
en titre du jardin. Je n’ai qu’à moitié confiance dans
ses capacités, il n’est pas très manuel, ni très organisé, ni
très persévérant, ni très diplomate… Plus tard, il est félicité
en Conseil par Sabrina qui insiste : “Ce qu’il y a de
nouveau, c’est que tu as su faire le travail avec d’autres,
et que ça s’est bien passé. Tu as fait que le métier jardin
avance et que ça se passe bien, et que ça donne envie de
travailler avec toi.” »

« Ancrer les
institutions dans le
travail et les outils
de la classe. »

On voit là, comment ce garçon considéré comme peu
fiable – ce qu’il était d’ailleurs peut-être avant qu’une
responsabilité assumée ne lui permette de se dépasser –
réussit à fédérer d’autres enfants de sa classe et même
des autres classes de l’école.
De nouveaux statuts apparaissaient : apprenti, aide,
remplaçant, titulaire. Le milieu classe se complexifiait :
d’un modèle de relation quasi unique, vertical et figé,
nous passions à une grande diversification des échanges
entre eux et avec l’enseignant.

UN AUTRE REGARD SUR LE GROUPE-CLASSE...

Nous avons vu alors la classe se transformer et nous
avons accepté de travailler sur cette transformation qui
concernait tout un chacun, les élèves et le maitre.
Car nous ne pouvions plus, dès lors, considérer la
classe sous l’angle unique de la responsabilisation, mais
sous celui des effets produits par l’institutionnalisation
authentique d’un groupe-classe. L’analyse que nous
pouvions en faire, en ayant recours aux concepts théoriques
convoqués habituellement par la pédagogie institutionnelle
(identification, phénomène de groupe, relations
transférentielles...), nous permettait de constater
à quel point les métiers se révélaient d’une part comme
autant de « pièges à désir » pour les enfants et d’autre
part comme de fécondes opportunités de mettre au travail
le désir de l’enseignant, sa place et ses limites.

... ET DES TREMPLINS POUR LES APPRENTISSAGES

Notre vigilance s’est alors étendue à d’autres domaines,
en particulier celui, laissé de côté jusqu’alors,
de la cohérence entre les institutions mises en place et
les outils utilisés pour les apprentissages. Là aussi nous
avons remarqué des avancées.
Un exemple dans la classe d’Annick Marteau [2]
permet de souligner les liens entre l’apprentissage de
l’écrit, la technique Freinet de l’imprimerie, l’institution
équipe et la fonction de Chef d’équipe :
« J’ai organisé la production de textes imprimés […]
impliquant à la fois le groupe classe et l’équipe, confiant
à cette dernière la responsabilité de la production ainsi
qu’une réelle autonomie. Le soir, nous faisons […] le bilan
de notre journée et rapidement nous construisons un
texte appelé “Les nouvelles du jour” qui doit être “court
et clair”.
Chacun propose. Synthèse, reformulation de phrases
simples. Un élève de l’équipe concernée écrit sous la dictée.
Mais l’équipe peut aussi simplement prendre les idées
en notes et rédiger ensuite elle-même pour le lendemain
matin.
Dès le début de la matinée suivante, une partie de
l’équipe commence à ranger les caractères d’imprimerie
utilisés par l’équipe précédente. Dans le même temps, un
autre équipier écrit le texte au tableau. La mise au point
orthographique et syntaxique se fait ensuite avec tous.
Puis l’équipe du jour s’organise. Certains devront composer.
D’autres mettre au propre à la main le texte pour le
cahier référence de la classe… »

Ici, tout fait sens en cascade : travail et sens de ce
travail, outils, institutions multiples. Chacun de ces
éléments renforçant le poids de l’autre, articulant
contraintes extérieures (apprentissage de l’écrit, règles
syntaxiques, orthographiques) aux contraintes intérieures
(groupe-classe, élèves et enseignant qui le composent,
leurs paroles, leurs désirs filtrés par le Conseil,
diffractés jusque dans les équipes).

LE RENVERSEMENT DE PERSPECTIVE

Les outils de Freinet nous sont alors apparus
comme des outils qui autorisent un travail authentique,
fondé sur l’échange entre pairs et non sur l’exercice et
la leçon.
Ce sont l’échange, la coopération, l’édification progressive
de la culture de la classe qui impliquent en euxmêmes
la nécessité de l’apprentissage, la recherche du
travail bien fait. Les techniques Freinet renforçaient
de façon cohérente les institutions de la pédagogie institutionnelle.
D’autres l’avaient vu avant nous, mais le
savoir intellectuellement ne nous avait pas vraiment
aidées : il nous avait fallu une longue phase d’appropriation.
Peu à peu, nous avons vu ou plutôt vécu un cheminement
que nous n’avions envisagé à aucun moment.
Jusqu’à découvrir, je ne vois pas d’autre terme, la pertinence
du regard des enfants concernant à la fois les apprentissages
et les problèmes relationnels. Nous avons
été étonnées et admiratives de constater que l’influence
sur le groupe des investissements, des actions, des fonctions
et des rôles de chacun, assumés et reconnus par
tous, faisaient des enfants eux-mêmes des relais, des
passeurs de désir.

notes:

[2A. Marteau,
« Faire évoluer
l’imprimerie »,
même site.