Matinée escrime ce jeudi matin. Un
moniteur est « gracieusement » mis
à notre disposition par la firme à
qui appartiennent les distributeurs
de boissons de notre école. Cadeau
inhabituel, geste commercial, mais
nous prenons. Dans une école d’ados
de milieu populaire à Molenbeek,
c’est l’occasion d’une rencontre
inhabituelle.
L ’animateur est là, à l’heure, avec tout son équipement.
Sportif de haut niveau, il a fait partie
de l’équipe nationale d’escrime et est maintenant
animateur dans des écoles et des entreprises.
Les élèves, assis par terre dans la salle de gym,
l’écoutent silencieusement. L’animateur fait circuler
un sabre, un fleuret… Il leur montre comment enfiler
la veste, le masque et les voilà tous sur une ligne. Ils
positionnent les pieds, se mettent en garde et, suivant
l’exemple du moniteur, avancent et reculent du nombre
de pas demandés.
« TROP CLASSE, MADAME ! ON DIRAIT DES PROS ! »
Ensuite, par deux, ils vont devoir attaquer pour l’un
et esquiver pour l’autre. Mes craintes se pointent, je suis
sur mes gardes, un coup maladroit, une consigne non
suivie… Je ne circule surtout pas entre eux, je me tiens
derrière et remets en position ceux qui s’éloignent un
peu trop et risqueraient de toucher un autre que leur
partenaire. L’animateur est très vigilant, mais a peu de
remarques à faire. Concentration et précision sont omniprésentes.
Lorsqu’ils se déshabillent au bout de trois-quarts
d’heure pour faire place au groupe suivant, les élèves
sont en nage, mais leurs yeux brillent et ils sont
contents. Pourquoi certains jeunes sontils
méconnaissables aujourd’hui ?
Ils ont vécu une activité extra-ordinaire,
hors du commun. Pour la plupart,
c’est sans doute la première et la dernière
fois qu’ils s’essaient à cette discipline.
Les « premières » fois sont-elles
les meilleures ? Celles dont on se souvient
le plus ? La lassitude s’installe-t-elle dans la répétition
? Est-ce l’effet de surprise ? Est-ce plutôt le fait
qu’il ne fallait pas de prérequis ? Lors d’apprentissages,
on se focalise souvent sur leurs manques, leurs lacunes.
Ici, niveau zéro pour tous et une gradation dans la difficulté
qui a permis à chacun de s’approprier du neuf.
CE QUI A FAIT RÉUSSITE
Sur quoi se sont fondés leur plaisir, leurs réussites ?
L’importance accordée à l’évènement. C’était clairement
un projet du sous-directeur. Il a réuni l’équipe des
professeurs, car il fallait imaginer deux autres activités
qui se mèneraient en parallèle pour que trois groupes
puissent tourner durant cette matinée. Il était présent
au lancement des activités et a maintenu une présence
discrète pendant celles-ci. Il avait apporté son propre
appareil photo pour garder un souvenir de cet évènement.
Il a encouragé, félicité. Certains professeurs
d’autres degrés sont passés les voir… Il y avait une reconnaissance
par l’autorité.
Un moniteur exceptionnel. C’est avec sérieux, calme,
devant ce public assez coloré qu’il a pris la parole, qu’il
a prodigué ses conseils. Peu de discours finalement, des
gestes à imiter, des positions à prendre… Malgré ses
fautes de français (il est néerlandophone), aucun des
élèves, d’habitude si prompts à la moquerie, ne s’est
montré railleur. L’un ou l’autre l’a repris parfois sur le
genre d’un mot, mais avec beaucoup de bienveillance.
Preuve du respect qu’il témoignait à ses apprentis-esrimeurs
? À la fin, il leur a même distribué des flyers avec
les sites où ils pouvaient trouver des renseignements
sur les clubs qui organisent ce sport en Belgique. À aucun
moment, il ne les a considérés comme des gosses
issus de quartiers populaires, difficiles ou ne pouvant
avoir accès à ce qu’il leur proposait ; ils se sont donc
sentis pris au sérieux.
Le prestige de l’uniforme. Je revois les élèves enfiler
ces gros gilets blancs. Un de nos éducateurs les prenait
en photo. Il y a bien eu une élève pour les comparer à
des camisoles de force, mais tous étaient très fiers de se
voir dans ce beau matériel. Pareil pour les masques et
que dire du moment où ils ont pris possession d’un fleuret
? Qu’est-ce qui s’est passé dans leur tête ? Se sontils
vus tels des mousquetaires dans un film de cape et
d’épée ? Ou est-ce le fait de revêtir des atours réservés
d’habitude à des personnes de milieu favorisé ?
HAUT LA GARDE !
Ou alors le beau engendrerait-il automatiquement le
bon ? Souvent, les écoles sont obligées de faire avec du
matériel de bric et de broc. Là, un attrait se dégage sans
même que l’activité ait commencé.
Surprise pour mes élèves avec cette activité qu’aucun
d’entre eux n’avait jamais pensé proposer. Surprise,
je l’ai été par leurs réactions, leur application, leur sérieux.
L’effet-surprise… comment le proposer plus souvent ? Comment se montrer plus imaginatif pour
prendre les élèves au dépourvu, pour leur proposer du
neuf ? Pour s’éloigner du côté blasé, des propositions
accueillies avec « encore ça ! » Surprendre avec du beau,
avec des situations qui créent de la fierté. Ne pas trop
anticiper toutes les bêtises qu’ils pourraient imaginer
pour faire un pas de côté, baisser sa garde et se croiser