Un problème, un projet, une classe, deux profs, un avion, 18 pilotes, quelques poli- tiques, un franc-maçon, des chercheurs, des systèmes, des antisystèmes, du travail, des rencontres, et un journal. Épilogue.
Au terme du projet, les élèves ont été amenés à l’évaluer. Plusieurs points s’en dégagent. Le sentiment positif d’avoir travaillé ensemble, même si à partir d’un moment la classe a été divisée en binômes, et que cela a exigé du temps.
Plusieurs ont même proposé de rééditer l’expérience l’année suivante, mais avec un seul sujet, commun. Serions-nous arrivés au même résultat si, en lieu et place du compromis boiteux que nous leur avons soumis (lire épisode 2), nous leur avions forcé la main dès le départ en ce sens ?
Ressort aussi la satisfaction d’avoir élaboré, questionné, discuté ensemble, en alternant lectures, rencontres, discussions et écriture. Avec le regret de ne pas avoir pu se relire et réécrire avec le regard croisé des autres élèves. Pourtant, les moments où nous sommes revenus sur leurs textes pour les faire réécrire, parfois à plusieurs reprises, ont souvent été perçus comme des moments nécessaires, mais pesants.
TROP PEU
De notre côté, nous aurions voulu avoir plus de temps (avoir une journée, ou deux).
Du temps pour mettre en commun le travail des sous-groupes, avec un temps pour les questions d’éclaircissement, un temps pour les rebonds, un temps pour mettre l’accent sur les apprentissages suscités par le travail lié à la production — au niveau des savoirs et des manières d’apprendre —, du temps aussi pour se rappeler les ques- tions qui guidaient nos recherches et celles qui arrivaient, qu’il fallait prendre en compte et chercher et celles qui resteraient à creuser. Du temps pour poser par écrit.
Certes, chaque fois que l’occa- sion s’est présentée, nous nous en sommes emparés pour expliciter des points liés au programme ou de culture générale (les types de votes, le « système capitaliste », la création de l’État d’Israël, etc.). Souvent, dans ces moments, l’attention était soutenue. Les réponses venaient à un moment où les questions avaient eu le temps de s’élaborer.
Malheureusement, dans la planification du projet, nous n’avions pas compté assez d’imprévus : cours qui sautent pour une activité d’école (notamment, les stages), pour une indisponibilité ou l’autre. Aussi pour des retards ou absences, souvent en première heure du matin. Et pourtant, une présence massive, à une sortie prévue dans le cadre du projet, alors qu’elle avait lieu hors horaire scolaire.
DES CADRES, SOUPLES ET QUI SE MODULENT
Une attention a soutenu notre travail : Ne pas déplorer, ne pas juger (ah, Laurent Louis...), mais chercher ensemble [1]. Nous n’avons donc pas essayé de les convaincre de quoi que ce soit. Avec un point d’ancrage quand même : si les vérités ne sont pas toutes relatives, elles n’en sont pas plates pour autant. Nous avons donc cherché à tenir compte de leurs différentes dimensions, des contradictions et des paradoxes que nous rencontrions, sans tenter de les dissoudre.
Cette recherche se dédoublait aussi de notre côté, enseignant, par un travail de débriefing et de préparation à deux, visant à réajuster, au fur et à mesure, nos propositions de travail à ce qu’on entendait de leurs besoins, pour qu’elles puissent être moteur. Cette réflexion partagée était précieuse, en classe aussi.
Que se serait-il passé si nous étions arrivés d’emblée avec contenus, cadres et règles trop rigides ou nombreux ? Comment fallait-il prendre les difficultés initiales, le bruit de la classe, les retards, les ten- sions ? Faire en sorte de les arrêter juste pour les éteindre ? _ On a préfé- ré parfois mordre sur notre chique, plutôt que faire un tour de force.
Comment aller vers un sujet qui fasse sens, pas trop scolaire, pas déjà vu, pas clé sur porte avec les ques- tionnaires, les textes et les vidéos qui vont avec, suivis de débats, et avoir une marge de décision en-de- hors du non négociable (passer par l’écrit, avoir une production collec- tive qui sorte de la classe) ?
Comment amener, parfois même tenir, sans envahir ? Prévoir et laisser prendre. Avoir quelque chose dans son sac si rien ne se fait. Ne pas avoir peur d’aller vers ce qu’on n’a pas choisi.
Et laisser émerger ce qui devenait peu à peu institution [2], comme
la phrase du jour.
MOMENTS PRÉCIEUX
À côté du bruit en début de projet, de coupures de paroles, de rires qui sonnaient fort, de mots qui per- cutaient l’une ou l’autre, sont apparus de bons silences, et des paroles fortes. De ceux qui nourrissent et rassurent le désir de chacun à continuer à se casser la nénette. Ceux qui font groupe avec quelque chose qui se passe au milieu de tous.
Des silences attentifs à la lec- ture du compte-rendu du conseil de la classe, avec la production et les apprentissages en ligne de fond. Des silences aussi pour écouter des lectures. Des temps de recharge du groupe.
Avec les SMS, les mails, les paroles ont même débordé la classe, en temps et en lieu. Ce qu’on n’avait pas dit devant les autres pouvait revenir ainsi. Parfois, juste des rap- pels sur le lieu/l’heure de rendez- vous, pour telle rencontre. Et puis, de plus longs mails pour discuter et réfléchir hors de la classe aussi.
PAS TOUT SEULS
Ce qui a rendu aussi possible ce projet, ce sont nos interlocuteurs extérieurs (politiques, universi- taires, etc.) qui nous ont soutenus dans nos questionnements, écoutés et adressé une parole qui n’était pas du semblant.
« À tout savoir, il faut un destina- taire, Monsieur. Il n’y a pas de vérité là où personne n’écoute avec la plus infime parcelle de sa peau. Vous êtes donc ici, avec moi, parce que la vé- rité a besoin du désir de la vérité. » (Groupov, Rwanda 94)
Car qui a besoin d’entendre et de soutenir la parole de ces jeunes, de chercher à construire une réflexion avec eux, quelque chose qui ne se limiterait pas à de la com ?
Au-delà d’une variable problématique à gé- rer, que représentent-ils pour nous, quelle place leur réservons-nous ? Ici, les rencontres ont été vraies. Jeunes, enseignants, politiques, chercheurs avaient quelque chose à faire ensemble, pour traiter « le pré- sent compliqué ». Avons-nous ainsi un peu fait « monde commun » [3] ?
[1] Selon la formule du sémiologue
I. Lotman : « Vous ne savez pas, nous non plus, mais
on peut essayer de chercher ensemble. »
[2] Nous croyons que ce travail s’est nourri, à défaut
de beaucoup de techniques, de la pédagogie institutionnelle, de son éthique.
[3] J. Cornet et
N. De Smet,
« Enseigner pour émanciper, émanciper pour apprendre », ESF Éditeur, 2013.