Opposer la pédagogie explicite à des pédagogies implicites est un faux débat. La question n’est pas de savoir s’il faut expliciter ou non, mais bien quand et comment expliciter, et dans quel but.
Le problème, c’est que l’activité menée, pour celui qui l’a conçue, est toujours explicite. Et parfois tellement évidente qu’il la croit explicite pour tout le monde, surtout si, paradoxalement, elle a bien marché.
Une activité réussie !
C’était au début de mon cours de sciences sociales en BAC1 sciences humaines. Pour travailler les notions de justice et de démocratie, j’avais proposé 20 normes, règles ou lois pour lesquelles chacun devait noter s’il trouvait cette « loi » très bonne, bonne, mauvaise ou très mauvaise. Exemples : liberté de circulation pour les sportifs professionnels (arrêt Bosman faisant jurisprudence) ou encore obligation pour chacun des enfants de faire l’entretien de sa chambre dans la famille Dupont (décision de madame Dupont).
Ensuite, par groupes de 5, ils devaient comparer leurs réponses et débattre pour expliciter (tiens donc !) les critères de légitimité de ces « lois ». Les objectifs d’apprentissage étaient doubles : des objectifs de savoir et des objectifs de savoir-être. Je voulais construire le concept de démocratie en travaillant les critères de légitimité formelle (comment la décision a été prise) et les critères de légitimité substantielle (les valeurs au nom desquelles la décision a été prise). En principe, en débattant du pourquoi ils trouvaient que c’était une bonne loi ou non, ils devaient arriver à ces critères de légitimité. Dans la mise en commun, je devais simplement veiller à la rigueur et à la précision de la formulation (par exemple distinguer démocratie directe pour un conseil de classe et démocratie représentative pour le parlement ou encore opposer la liberté de l’arrêt Bosman [1] à l’égalité de la famille Dupont).
Je voulais également travailler une disposition fondamentale en sciences humaines : la capacité à prendre distance par rapport à soi. Je voulais transformer les adhérences à des valeurs implicites ou à des conventions sociales héritées de la famille en adhésion personnelle consciente et réfléchie. Bref, je voulais faire un travail d’émancipation. Et, comme dans les groupes, cela a discuté ferme, qu’il a fallu les arrêter, que ces débats interrogeaient les évidences et que les critères ont été bien explicités, il me semblait que chacun avait progressé dans sa liberté de pensée. Vive les pédagogies actives !
Trop impliqués ?
À l’examen de janvier, je leur ai donné 5 nouvelles règles ou lois et leur ai demandé de justifier en quoi elles étaient démocratiques ou non, en variant et multipliant les critères de légitimité. 90 % d’échecs... La majorité s’est contentée de développer son point de vue personnel comme dans le début de l’activité, avant le travail d’explicitation des critères et de construction du concept de démocratie. Un pédagogue dirait que le niveau taxonomique de l’évaluation était trop élevé. Il ne s’agit pourtant que d’une application, pas d’un transfert. Ce n’est donc pas cela. D’autres pourraient dire que le niveau de formulation final était trop élevé et qu’il y avait un problème de compréhension. Ce n’est pas cela non plus. Pour moi, c’est le sens [2] même de l’activité qui n’a pas été compris. Sa signification a été comprise (l’explicitation des critères dans le débat a donné sens à ce débat), mais pas son orientation ni sa valeur. L’explicitation des critères n’a pas orienté différemment leur réflexion, l’après n’était pas subjectivement différent de l’avant. La valeur intellectuelle, la puissance euristique, le gain d’abstraction du travail d’explicitation (la généralité des critères, leur pertinence pour évaluer n’importe quelle règle ou loi) n’ont pas été perçus. Pourquoi ?
À mon sens, surtout parce que l’activité a si bien marché ! Ce qui subjectivement pour eux a pris de la valeur, c’est le plaisir à débattre avec de nouveaux copains de classe. Cela a pris tellement d’importance que le reste ne pouvait plus en avoir. D’autres éléments ont pu jouer, comme leurs représentations sociales du cours de sciences sociales (de la parlote...) et des sciences sociales comme discipline (des avis parmi d’autres). Mais je crois que c’est surtout l’implication qui a nui à la distanciation, que la posture première a empêché la posture seconde. Et c’est le cœur même des critiques de la pédagogie explicite aux méthodes actives.
Pédagogie explicite
C’est d’autant plus stupide de ma part que, dans notre système de formation, une institution est prévue pour répondre à ce problème : le rangement. Après une séquence de cours, tous les étudiants doivent prendre le temps (1 h) de répondre individuellement aux questions suivantes : « Qu’ai-je appris durant cette séquence que je dois retenir ? Qu’est-ce qui a facilité mon apprentissage et qu’est-ce qui l’a gêné ? », de comparer les réponses des uns avec les réponses des autres et enfin de les comparer aux objectifs de l’enseignant qui les explicite ainsi à postériori.
Ce rangement, nous l’avons fait après... l’examen. Et, en effet, ils n’avaient pas compris que ce qu’ils devaient retenir, c’étaient les 10 pages de théorisation sur la démocratie, et que non seulement, c’était cela qu’ils devaient mémoriser, mais qu’ils devaient aussi pouvoir s’en servir pour évaluer n’importe quelle « loi ». Ce n’est d’ailleurs pas l’application qui leur posait problème, mais bien la conscience de la valeur intellectuelle (et scolaire en termes d’évaluation) de la théorisation.
Si j’avais pratiqué une pédagogie explicite, aurais-je obtenu de meilleurs résultats à l’examen ? Incontestablement, oui. J’aurais annoncé mes objectifs : construire le concept de démocratie, en relever les attributs, se donner des critères de jugement en termes de justice. Puis j’aurais expliqué la théorie, répondu aux questions de compréhension et fait étudier les 10 pages de théorie. Enfin, j’aurais fait appliquer les critères de légitimité avec demande de justification à propos d’une série de règles ou lois et j’aurais annoncé que l’examen porterait sur la même tâche avec d’autres règles ou lois. Cette pédagogie aurait-elle été favorable aux jeunes issus de milieux populaires ? Pour la réussite de l’examen, incontestablement oui. Vive la pédagogie explicite !
Expliciter pour réussir et... pour émanciper
La pédagogie, c’est bien sûr une méthode et des techniques d’organisation de la classe, des activités et de l’accès au savoir. Mais la pédagogie, c’est aussi politique : quels rapports aux autres et au savoir est-ce que je souhaite entrainer ?
La pédagogie explicite serait, ici, beaucoup plus efficace en termes de réussite à l’examen, et donc en termes de capacité à appliquer une théorie. La pédagogie explicite fait le pari que les élèves, après avoir appris beaucoup de concepts et de théories seront capables à leur tour de chercher et de conceptualiser. La pédagogie active fait le pari inverse, que les élèves, en apprenant à conceptualiser, seront capables de mémoriser les concepts et les théories sur lesquels ils auront travaillé, et de conceptualiser et théoriser mieux dans d’autres situations.
Quoi qu’il en soit, les deux, pour être efficaces en termes de réussite scolaire, ont besoin d’une explicitation qui fait sens pour les élèves. Mais le moment de l’explicitation, sa forme et sa finalité diffèrent. En pédagogie explicite, on explicite et structure à priori et on entraine une posture de soumission au savoir, de soumission au maitre qui sait et de rapports aux pairs, au mieux d’indépendance, au pire de compétition. En pédagogie active, on explicite et structure à postériori et on entraine une posture de maitrise du savoir et des rapports aux autres (enseignant et pairs) de coopération dans la recherche et d’autonomie dans le raisonnement.
Pédagogie explicite et pédagogies actives sont politiquement opposées : c’est d’ailleurs ce qui explique la virulence des querelles qui cachent des divergences politiques et identitaires derrière des divergences pédagogiques.
Postures première et seconde
Encore ne faut-il pas rater l’explicitation à postériori comme je l’ai fait ! Je pensais que le dispositif lui-même exigeait l’explicitation : en débattant entre eux de leurs critères de jugement, en devant les expliciter et en construire une typologie, il était impossible de ne pas expliciter critères formels (Madame Dupont impose sa décision : abus de pouvoir ?) et critères substantiels (mais elle le fait au nom d’une certaine justice, d’une certaine égalité), impossible de ne pas expliciter les différents types d’autorité (l’autorité révélée d’un ayatollah et l’autorité reconnue et limitée du président de la Cour), etc. Je ne me suis pas rendu compte que l’explicitation ne portait que sur la signification et pas sur l’orientation et la valeur de l’apprentissage. Si j’avais fait mon rangement, je me serais rendu compte que la posture première (l’implication dans l’activité, le plaisir du débat) empêchait la posture seconde (la distanciation, le recul réflexif, mais aussi la « scolarisation » de l’activité).
On ne se rend pas assez compte de l’importance et de la complexité de cette secondarisation, à la fois moyen et condition de l’apprentissage, mais aussi finalité éducative ultime. Car la posture seconde, c’est l’acceptation de se prendre soi-même comme objet d’étude et l’entrainement à prendre conscience de — et comprendre — son propre mode de fonctionnement, sa manière d’apprendre, son rapport au savoir, aux autres et au monde. Développer une posture seconde, c’est favoriser une émancipation profonde.
Or, plus ma mise en situation d’apprentissage est mobilisatrice, plus les élèves sont « dedans » et plus il leur est difficile d’être en même temps « dehors » pour se regarder faire. Plus, dans ma situation, ils s’engagent dans la défense de leur point de vue subjectif, et plus il leur est difficile d’accorder de l’importance au résultat de ce travail, les critères explicités objectivement. Le défi des pédagogies actives est là : arriver à augmenter l’implication, la mobilisation et la distanciation, la scolarisation. Ce qui a manqué dans mon cas, c’est la scolarisation, c’est-à-dire la prise de conscience de ce qui était à retenir et qui serait évalué. Je ferai mieux la prochaine fois...