Le Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté est une association ouverte rassemblant des personnes et des associations de Wallonie qui luttent pour éradiquer la pauvreté, et non la gérer. À CGé, on a dans la tête le « Tous capables », au RWLP c’est « La pauvreté n’est pas une fatalité ».
Les travailleurs des associations qui sont confrontés et affectés par des réalités d’appauvrissement dues à des conditions de vie de plus en plus dégradées sont « distraits » de leurs missions premières. Par exemple, les maisons médicales qui, au départ, cherchaient à proposer une autre conception de la santé, plus globale et collective, sont devenues une solution pour les gens qui ont peu de revenus. D’autres associations constatent que leurs actions de terrain ne suffisent plus, qu’il est vain de « mettre en ordre » les gens de manière individuelle sur ce qu’ils sont en train de traverser parce qu’on n’a pas construit du collectif, comme une école de la réussite pour tous ou une politique du logement qui abrite tout le monde. C’est toujours les mêmes qui sont confinés à avoir « le trop peu ». Il est devenu nécessaire d’influencer les décisions politiques. Pour cela, il faut avoir un lieu et du temps collectif pour prendre du recul et identifier les éléments qui sont à l’origine des situations d’appauvrissement, les analyser pour pouvoir ouvrir les volets du possible en menant des actions militantes afin d’inverser les mécanismes qui régissent l’organisation des ressources et la distribution des richesses. Enfoncer les portes du système plutôt que d’y pallier, balayer les seuils de pauvreté…
Monter sur le ring
Au RWLP, on met autour de la table des professionnels et ceux qui sont en situation d’appauvrissement, comme acteurs à part entière. Ces personnes peuvent énoncer une série de choses pour que les recommandations soient nourries de l’ensemble de l’analyse et des compétences de tous. Ce ne serait pas judicieux que les personnes visées ne soient pas impliquées, mais l’idée n’est pas de dire qu’il faut être en situation d’appauvrissement pour avoir le droit à la parole. « Tenter de briser le « eux » contre « nous ». »Pour réguler les rapports de force, notamment par rapport à la plus ou moins grande habileté à s’exprimer ou à prendre part à une réunion, c’est aux professionnels de créer les conditions de l’égalité. Cette participation est un objectif à part entière, un processus nécessaire à travailler dans le temps et pas un fait, un « allant de soi », car le système inéquitable a dressé les uns contre les autres les profs et les parents, les assistants sociaux et les bénéficiaires sociaux, les travailleurs et les chômeurs et a déconstruit les logiques collectives. On peut faire le lien avec les conseils de participation ou les comités de parents (auxquels l’école reproche de ne jamais venir alors qu’ils ont été conviés par un courrier) et avec tous ces lieux de consultation issus de dispositifs publics où les règles sont construites par une catégorie de personnes pour cette même catégorie.
Poids lourds
Un des pans du travail du réseau, c’est la lutte contre la stigmatisation, le travail sur les représentations et le changement de regard. Christine MAHY, permanente au Réseau, dit qu’il faut « porter un sort aux mots ». En parlant de pauvreté, on l’oppose à richesse et on la voit comme un manque, un état. En nommant autrement, en utilisant le mot « appauvrissement », on est dans un processus qui est moins attaché à l’identité des personnes. On ne devient pas pauvre par hasard et les causes de ce processus ne peuvent pas être imputées au fonctionnement individuel des gens. Des tas de gens aisés, riches et enrichis, vivent les mêmes difficultés en termes de fonctionnement, mais ils savent les régler à travers les différentes formes de richesse qu’ils possèdent.
Avant d’être pauvres ou riches, on est d’abord des hommes avec des affects. Parler des pauvres revient souvent à les incriminer : « Tu vois, il est quand même violent ou désordonné. » Il y aura moins de jugement s’il est riche, on trouvera dans ses autres richesses quelque chose qui compense. C’est une injustice énorme.
Mettre des gants qui tiennent
Au Réseau, si on doit définir la pauvreté, on dit que c’est une privation d’un accès et d’un usage des richesses, car c’est légitime d’avoir accès à des richesses. Ce qui est illégitime c’est que cet accès ne soit pas le même pour tout le monde, il est entravé pour les uns et facilité pour d’autres.
Ces richesses sont d’ordres différents.
D’abord, les richesses matérielles : revenu correct du travail ou allocations de chômage, d’invalidité ou de pension. S’il y a trop peu, on ne peut pas affronter le cout du logement, les couts scolaires, le cout de l’énergie, les frais médicaux, etc.
Puis, les richesses immatérielles : culture, école. Souvent, les plus appauvris sont perdus avec l’école qui a raté avec eux. Ils ont mis de l’espoir pour leurs enfants et ils voient que ça recommence à rater. Il y a rarement un effet ascenseur… Ou alors, ils autoréduisent les possibles en se disant que le technique ou le professionnel n’est pas si mal. Finalement, les choix contraints sont acceptés… mais restent des espoirs déçus.
Ensuite, il y a les richesses relationnelles. Quelles relations a-t-on ? Est-ce qu’on connait des gens de milieux différents ou sommes-nous toujours un peu entre nous ? Rester avec des gens qui nous ressemblent réduit notre univers de réflexions, de pensées, d’esprit critique. Certains se sentent ratatinés dans le même milieu. D’autres ont tellement perdu qu’ils ne sont plus en mesure d’aller à la rencontre du différent.
Enfin, il y a les richesses naturelles, tout ce qui tient à qui on est. On nait avec plus ou moins d’atouts physiques et intellectuels. Être diabétique ne se vit pas de la même façon quand on est privé des autres richesses ou pas. Derrière les richesses naturelles, il y a aussi l’environnement dans lequel on vit. Le vivre ensemble est plus compliqué dans une cité sociale que dans un quartier résidentiel.
Combat inégal
Généralement, les privations d’accès aux différentes richesses s’accumulent. Il faut rompre avec l’idée que la famille reproduit la pauvreté, qu’elle est générationnelle. En termes de justice sociale, rester durablement dans la pauvreté confine les familles à trouver des manières d’exister qui permettent de tenir. Elles développent des comportements adaptés et des manières de vivre, de manger, de négocier, de se défendre, de se cacher, de se déplacer, de se protéger. Les enfants grandissent dans ce contexte-là et, comme dans toutes les familles, ils intègrent les us et coutumes internes à la vie de leur famille. La société porte la responsabilité de laisser des gens durablement dans la pauvreté, ce qui crée la débrouillardise liée à l’intelligence de survie, adaptée à ce dont ils disposent et à comment ils sont perçus dans la société. Plus on reste longtemps dans une situation d’appauvrissement, plus c’est difficile de se remettre à autre chose. Les changements fondamentaux sont longs et lents pour tout le monde, car ils font qui on est affectivement, sensiblement et psychologiquement.
Les gens réellement appauvris, contrairement aux apparences et aux représentations (ils sont paresseux, alcooliques), sont terriblement au travail pour tenir matériellement. Dans leur situation, il faut se bouger (aller trouver le proprio pour retarder un paiement, aller chercher un papier article 27). Ils sont aussi rongés par la peur, le stress, l’évènement négatif qui guette, par la débrouille à savoir comment frauder pour avoir un peu plus… Ça demande beaucoup d’énergie de combattre, d’imaginer des moyens pour s’en sortir au jour le jour. En plus, ils doivent subir la morale des bienpensants.
Du ring à la salle
Quand on va dans une classe ou une assemblée pour parler de la pauvreté, on a tendance à faire comme si on parlait de ceux qui sont dehors. Pour casser ça, Christine rappelle qu’il est possible que, parmi eux, se trouvent des personnes qui la vivent ou l’ont vécue. Elle tente de briser le « eux » contre « nous ».
Souvent, elle intervient accompagnée de gens qui vivent avec du trop peu et le RWLP essaie que le témoignage lié à la vie d’une personne serve collectivement. La personne parle de son vécu, mais pour dénoncer une injustice qui en atteint d’autres. Ceux-là se considèrent plus comme des militants que comme des pauvres. À force de vivre de manière durable dans la pauvreté, on finit par éviter de se faire mal et donc par se convaincre qu’on est bien avec ce qu’on a. C’est comme une autocensure permanente. Au départ, le réseau est un endroit où on peut respirer puis, porte après porte, revient le désir de vouloir autre chose pour soi-même. Après, il faut pouvoir répondre un minimum aux aspirations qui refont surface et la militance peut être une des clés.
Le système met K.O.
Pour enrayer les processus d’appauvrissement, il faudrait que chaque dispositif législatif qui se met en route soit réfléchi pour atteindre l’entièreté de la population, au lieu d’être réfléchi pour une moyenne ou pour faire tourner la machine économique. Pour cela, il faut avant tout accepter de dire qu’aujourd’hui l’égalité n’est pas effective. Au lieu de toujours devoir créer un dispositif particulier, à part, pour réparer ceux qui sont en dessous de la moyenne, il serait judicieux d’appliquer une sorte de test pour vérifier si, dans l’application de la mesure qui va être prise, on est sûr que cela n’appauvrit personne. Cette idée n’est pas facile à mettre en place. Il y a la question du lieu où porter cette revendication : au parlement, au cabinet des administrations, au conseil économique et social de Wallonie ? Parler de veiller à créer de l’équité, c’est essayer d’inscrire dans la pensée de ceux qui décident de sortir de la sacrée moyenne pour ne pas devoir, par après, penser à tous ces pauvres et à ce qu’il faudra mettre en place pour panser…
Ce n’est pas la pauvreté qui est multifactorielle, c’est la vie qui l’est. On y est tous confrontés, mais selon ce qu’on a dans son sac à dos, on aborde la multifactorialité de manière différente. Il faut des dispositifs publics, législatifs qui interviennent sur les lois pour qu’elles soient correctives et que les écarts diminuent. Par exemple, comment faire dans l’école et avec l’école pour que ça réussisse au lieu de devoir faire des écoles à encadrement différencié ou de créer des SAS pour rattraper ceux qui sortent du cadre ?
C’est ça la justice sociale. On libèrerait de l’espace-temps compétent et disponible aux gens. On ne serait plus mangé par le nombre d’intervenants sociaux travaillant auprès des tas de famille qui ne vont pas bien à cause de l’appauvrissement.
La vie est une dure lutte. Continuons le combat.