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Dans notre équipe d’éducateurs de rue, nous disposions d’un cadre déontologique, coconstruit entre travailleurs. Cependant, à l’occasion de l’évacuation d’un bâtiment occupé par des personnes sans titres de séjour, les autorités ont instrumentalisé les travailleurs sociaux. Sans éthique, le cadre s’oublie, au milieu des valeurs de chacun.

Un bâtiment était occupé par des personnes sans titres de séjour, sans revenus, sans accès aux soins de santé, accompagnés d’enfants ou de personnes fragiles. Des activistes des droits sociaux s’étaient installés avec eux. La commune ne voulait pas d’une occupation illégale et surtout pas à des fins de revendication politique. La décision fut donc prise, au niveau communal, de faire évacuer les lieux par la police.
Ne voulant pas d’une mauvaise pub dans les médias, le secrétaire communal est venu demander à notre équipe d’éducateurs de rue de préparer l’intervention de la police. Déjà en contact avec les occupants, nous avions tissé un lien de confiance avec eux et participé à la mise en réseau des professionnels psycho-médicosociaux. Étant les seuls opérateurs communaux, nous étions les seuls sur lesquels les autorités communales pouvaient avoir une influence hiérarchique.

Peu de temps pour réagir

La demande est venue peu de temps avant la date d’expulsion. Dans un tel cas, il devient difficile de faire le tri entre la pression d’une injonction déguisée, l’influence des valeurs personnelles de chacun, l’importance d’accompagner au mieux les personnes et le souci de faire ce qui est juste. En si peu de temps, nous n’avons pas pu nous référer à la mission initiale de notre service ou ressortir notre cadre déontologique (légitimé et compris inégalement au sein de l’équipe).

Être stratégique

Pour certains travailleurs, le choix était clair : au nom du devoir d’assistance et du bienêtre des personnes, nous devions être présents et faire en sorte que l’inéluctable expulsion se fasse dans les meilleures conditions possibles. Mes collègues voulaient absolument éviter que les occupants soient violentés, particulièrement les enfants.
Leur logique se défendait : face à l’inévitable, mieux vaut se résigner et adopter une stratégie qui minimisera les dégâts. Peut-être même que cette position nous permettrait de négocier plus facilement un délai ou une solution alternative avec les autorités.

Ne pas se mettre en péril

D’autres travailleurs ne savaient pas bien quoi faire de cette demande, ils ne voulaient pas être en porte à faux avec leur employeur, mais n’étaient pas d’accord avec lui pour autant. De plus, sentant une tension s’installer dans l’équipe, ils ne désiraient pas non plus être pris dans un conflit d’idées et de principes opposant les collègues.
Difficile de condamner celui qui cherche à se mettre à l’abri d’une situation conflictuelle qui pourrait porter à conséquence pour lui-même. Quoi qu’on en pense, on ne peut pas reprocher à quelqu’un de se mettre en sécurité professionnelle, surtout lorsque les travailleurs en question reconnaissent faire ce travail par besoin et non plus par envie. Dans cette optique-là, il vaut mieux tourner avec le vent et se laisser porter par le courant en évaluant les risques.
Se recentrer pour recentrer le propos
D’autres collègues ont rappelé que ce n’était pas notre mission, que c’était aux autorités à prendre leurs responsabilités. Arrivés récemment dans l’équipe, certains d’entre eux ne connaissaient même pas l’existence de notre cadre déontologique. Il leur était donc difficile de se faire comprendre.
Pour eux, il ne s’agissait pas de prendre parti, il s’agissait que chacun reste à sa place et que chacun prenne ses responsabilités en fonction de ses missions. Il ne s’agissait pas non plus d’immobilisme, on pouvait réagir, interpeler le conseil communal et notre direction. Essayer de trouver des alternatives et des solutions de remplacement.

Résister

Enfin, il y avait ceux qui voulaient résister, informer les occupants de leurs droits et des prises de position envisageables. L’idée était de permettre aux occupants de prendre une position citoyenne face à une décision injuste, de proposer différents moyens comme l’action directe, la désobéissance civile ou encore l’appel au grand public (pour exemples).
Ces travailleurs désiraient qu’une résistance soit possible avec des moyens d’action dépendant de la légitimité donnée aux autorités, à l’État et aux moyens d’intervention de la police. Mais les alternatives risquant d’aboutir à une confrontation violente étaient en contradiction avec les craintes des travailleurs désireux de défendre l’intégrité des personnes.

Une équipe instrumentalisée

Dans ce cas précis, nous avons été instrumentalisés. Pour se débarrasser d’un problème face à l’électorat, sans heurter l’opinion publique et sans investir trop de moyens, les autorités ont essayé de nous faire croire que l’expulsion était la meilleure solution pour les personnes. Ils nous ont même fait croire que nous avions le choix, alors qu’en fait, ils nous faisaient une demande et ils n’attendaient rien d’autre qu’une réponse positive ou négative.
Plus insidieux, le timing ne nous permettait pas de prendre du recul et de mettre la question de notre éthique de travailleurs en débat. Sous la pression, nous nous sommes référés à nos convictions personnelles et à notre conception du travail de rue et/ou du travail social. Enfin, les autorités ont proposé des récupérations avantageuses pour les travailleurs présents, des congés optionnels pour ceux qui étaient mal à l’aise et des congés forcés pour ceux qui voulaient résister (au nom du devoir de réserve et pour protéger les travailleurs concernés).

Question(s) d’éthique

L’éthique professionnelle aurait dû nous pousser à revenir sur l’incident, à prendre le temps de ressortir notre cadre déontologique et à prendre des positions communes et des décisions collectives pour l’avenir. L’éthique du travail social aurait dû nous amener à interroger notre rôle et à nous réaffirmer en tant qu’acteurs de changement et non de contrôle social.
Cette réflexion sur nos rôles et nos missions, qui n’appelle pas de réponse définitive, doit être activée en permanence afin d’éclairer autant que possible les décisions collectives. C’est d’autant plus vrai que nous avions un cadre de travail, reconnu par le collège, qui définissait nos missions et la place que nous devions prendre par rapport aux besoins d’ordre public. Mais ici, faute d’éthique, nous l’avons considéré comme un acquis au point de l’oublier.
Finalement, alors que ce cadre avait été coconstruit quelques années auparavant pour nous prémunir de ce genre d’instrumentalisation, nous n’avons pas pensé à nous appuyer dessus. Le fait d’avoir été satisfaits de ce cadre et de l’avoir considéré comme une réponse définitive et pertinente aux questions qui nous animaient, l’a rendu totalement inopérant.