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La complexité de la question de l’évaluation et le format de cet article nous ont conduit à proposer seulement ici une trame interprétative, dont chaque élément mériterait évidemment une forte argumentation. Nous avons donc indiqué pour chaque proposition des références où le lecteur pourrait trouver les démonstrations manquantes. [1].

Félix Guattari a toujours invité à lire une pratique à partir du global. Ainsi, pour analyser une pratique dans une institution, l’auteur recommande de se poser deux questions :
− de quelle société l’agent est-il l’interprète (au sens musical), éventuellement contraint ?
− pour quelle religion implicite officie-t-il ?

Thèse

Si nous partons de ce point de vue, nous dirons que les pratiques d’enseignement sont définies par une nouvelle transversalité, dont les pratiques d’évaluation constituent un des piliers. Dans les années ‘60, René Lourau pose que les institutions ne peuvent être seulement définies par les services qu’elles rendent : elles « produisent des modèles de comportement, entretiennent des normes sociales, intègrent leurs usagers au système total ». L’école, de ce point de vue, « a d’abord pour fonction de faire intérioriser les normes officielles du travail exploité, de la famille chrétienne, de l’État bourgeois. » (C’est sa « transversalité »)

Nous dirons ainsi qu’aujourd’hui, l’école a pour fonction transversale de transmettre les normes néo-managériales d’une société « gestionnaire », où le pouvoir n’exige plus l’obéissance à l’ordre, mais contraint au mouvement permanent. Ce nouveau pouvoir s’appuie sur le modèle de management des entreprises, au service duquel il se place par ailleurs ; pour se prémunir de la critique, il doit pouvoir convertir les services publics et les associations à sa religion, en transformant leurs agents en aspirants à la prêtrise, sous le modèle des consultants divers et variés, techniciens de tous ordres, partisans de « l’ingénierie » (des « sciences » de l’éducation, du travail social, etc.)...

Une distinction canonique

Jacques Ardoino a vigoureusement plaidé pour distinguer les actes de contrôle et les actes d’évaluation. Par contrôle, on peut entendre la vérification par un pouvoir extérieur de la conformité d’une pratique à des normes (de procédures ou de résultats) ; par évaluation, il faut entendre une recherche collective et ouverte (tous les protagonistes doivent être concernés) sur le sens et la valeur d’une pratique considérée comme irréductiblement singulière. Le contrôle a pour horizon la standardisation de l’exécution ; l’évaluation, l’invention stratégique participative.

Il s’ensuit que, dans les pratiques sociales comme éducatives, mais aussi dans les environnements de travail et les actions politiques, on assiste aujourd’hui à deux dérives cumulées :

− si le terme « contrôle » a disparu, l’action est toujours présente, mais elle s’effectue en quelque sorte « à visage couvert » ; ce contrôle « absent » est souvent excessif (il cumule des exigences fortes en matière de procédures et de résultats, ce qui est injustifiable) et parfois cruel (parce que non pertinent, comme une exigence non fondée de résultats) ;
− le terme « évaluation » a beau être sur toutes les lèvres, il y a très peu de pratiques réelles d’évaluation : au lieu d’ouvrir le travail sur le sens, en effet, on « s’ingénie » à le fermer (par exemple en mesurant les écarts par rapport à ce qui était prévu par le seul concepteur ; le sens conçu, au lieu d’être le « terminus a quo », devient le « terminus ad quem ».

Le retour de l’institution totale

De telles pratiques confuses et systématiquement confondues correspondent à un des procédés dont Goffman repérait l’efficacité dans les institutions totales : plonger le sujet dans un environnement aux lois incohérentes et imprévisibles, pour lui faire perdre le contrôle sur ses actes (et, au-delà, ses références culturelles autonomes, pour pouvoir le rendre adaptable à souhait).

Le discours permanent de « l’élève rendu acteur » d’un apprentissage à lui imposé, dans ses résultats comme ses procédures, plonge en fait celui-ci dans un « environnement chaotique » déstructurant : n’a-t-il pas au fond « l’obligation » schizophrénique de « librement » « avoir envie » de « s’impliquer » dans des projets « personnels » sur commande, sur-formatés et d’ailleurs sur-contrôlés ?

Une nouvelle transversalité

Ces pratiques éducatives cachent mal leurs effets normatifs et intégrateurs ; il ne s’agit plus toutefois, comme au temps de « l’école-caserne » dénoncée par Fernand Oury, d’inculquer une obéissance à l’ordre, mais bien d’inculquer la nécessité de suivre un mouvement, sans signification ni possibilité d’appropriation.

Chaque institution scolaire (mais c’est aussi le cas d’autres institutions culturelles et sociales) a ainsi pour fonction officieuse imposée d’en haut de consacrer le triomphe des logiques instrumentales (au détriment de la liberté du sujet), de s’attaquer aux logiques collectives et solidaires, de diffuser la légitimité des références entrepreneuriales, de désamorcer la possibilité de la critique.

Pour assurer le triomphe de la logique instrumentale, il faut vider la pratique de son sens vécu collectivement ; c’est le rôle de l’approche psychopédagogique et de la culture des compétences, c’est-à-dire de l’introduction des normes managériales dans le champ éducatif, exactement comme on gère les « process » de production de façon technocratique et « mécanique ». Dans les deux champs, le pouvoir consiste à imposer une mobilisation unilatérale : fixation d’objectifs opérationnels, définition d’étapes (taylorisme du temps), détermination de résultats, mobilisation déniée des ressources subjectives (exigences d’implication voire de plaisir, manipulation de la confiance exigée unilatéralement, etc.).

Pour attaquer les dynamiques collectives et solidaires, on a recours à l’individualisation et à la « responsabilisation ». Ce que Pierre Bourdieu constate dans les environnements économiques : « instauration au sein même de l’entreprise, de la concurrence entre filiales autonomes, entre équipes (…), et, enfin, entre individus, à travers l’ individualisation de la relation salariale : fixations d’objectifs individuels ; instauration d’entretiens individuels d’évaluation ; hausses individualisées des salaires ou octroi de primes en fonction de la compétence et du mérite individuels ; carrières individualisées ; stratégies de “responsabilisation » tendant à assurer l’auto-exploitation (…) » n’a-t-il pas été systématiquement introduit (c’est-à-dire imposé) dans les institutions scolaires par de prétendues « sciences » de l’éducation ?

La diffusion de la logique entrepreneuriale (c’est-à-dire néolibérale) s’opère par la promotion tous azimuts des « vertus » du « projet » et du « contrat » : « (…) il est vrai que nous sommes dans une période où les dominés sont démoralisés, démobilisés, notamment par la politique de dépolitisation dont je parlais tout à l’heure. Mais il y a aussi le fait que pour les plus démunis, ceux que les discours officiels appellent les “exclus”, on a mis en place dans tous les pays développés des politiques très subtiles d’encadrement social qui n’ont plus rien de l’encadrement brutal et un peu simpliste, un peu policier, de la période antérieure. Ces politiques, on pourrait les mettre sous le signe du projet : tout se passe comme si un certain nombre d’agents – éducateurs, animateurs, travailleurs sociaux – avaient pour fonction d’enseigner aux plus démunis – en particulier à ceux qui ont été repoussés par le système scolaire et qui sont rejetés hors du marché du travail – quelque chose comme une parodie de l’esprit capitaliste, de l’esprit d’entreprise capitaliste ? On a organisé une sorte d’aide à la self-help qui est si conforme à l’idéal politique anglo-saxon. »
La pédagogie dominante camoufle ainsi sa transversalité avec les enjeux socioéconomiques en présentant les obligations de projet comme l’exercice même de la liberté, et en masquant ce contrôle culturel sous la fausse égalité du « contrat » (dans l’enseignement, le « contrat » est une forme larvée d’imposition). Enfin, les dominants sont habiles à externaliser leurs choix : ceux-ci leur seraient « imposés » par la « nécessité » des « évolutions ». Ils n’auraient d’autre choix... que de choisir ce qui s’impose à eux. C’est là le rôle des « enquêtes » externes, audits en tous genres, qui reportent les choix politiques qui sont opérés sur des contraintes qui viennent d’ailleurs (la compétitivité, la mondialisation, etc.). Le rôle des enquêtes « PISA » mériterait d’être étudié en ce sens.

Un peu d’histoire ?
Il serait utile dans le contexte que nous décrivons d’étudier la manière concrète dont les « réformes » ont été implantées (par exemple, leur caractère obligatoire ou non), comment la propagation de la nouvelle foi s’est accompagnée ou non de pratiques d’inquisition, sur quel(s) rapport(s) et sur quel rapport de force la « nouvelle » politique s’est appuyée, comment aussi a pu s’opérer la disjonction entre les agents d’enseignement et les forces sociales, de telle manière que la nouvelle transversalité n’a que peu rencontré d’obstacles, etc.

On verrait probablement que dans le champ pédagogique comme dans d’autres, le texte des luttes de la fin des années ‘60 (l’opposition à la domination) a été « retourné » pour servir de justification à la nouvelle forme du pouvoir. L’on verrait ainsi comment l’histoire s’est faite et comment elle aurait pu se faire éventuellement autrement. Peut-être en tirerions-nous aussi des indications sur la manière et les possibilités de nous opposer à la nouvelle vulgate dominante...

notes:

[1• Félix Guattari, Révolutions moléculaires, Éditions de l’Encre, 1997.
• J. Blairon, « L’autorité, une question à appréhender à fronts renversés », http://www.intermag.be, octobre 2007.
• Pierre Bourdieu, Interventions, Science sociale et action politique, Agone, 2002, p. 458.
• Pierre Bourdieu, Contre-feux, Raisons d’agir, 1998, p. 111.
• Jean-Pierre Le Goff, La barbarie douce, la modernisation aveugle des entreprises et de l’école, La découverte, 2003.
• Danièle Linhart, Travailler sans les autres ?, Seuil 2009
• J. Blairon et J. Fastrès, « La révolution que nous attendons... », http://www.intermag.be, avril 2009. Thèse exposée et illustrée dans « La critique de l’institution totale opérée par E. Goffman », in L’institution recomposée, Éditions Luc Pire, 2001.
• J. Blairon, « Jeux et enjeux du contrôle », http://www.intermag.be , février 2009.
• J. Blairon et E. Servais, « Les résultats culturels d’une culture des résultats », http://www.intermag.be, février 2008. Distinction exposée et illustrée notamment dans J. Blairon, J. Fastrès, E. Servais et E. Vanhée « Évaluation et contrôle des pratiques institutionnelles », L’institution recomposée, Éditions Luc Pire, 2001.
• L’identification du pouvoir gestionnaire est due aux travaux de Jean-Pierre Le Goff (La France morcelée, Gallimard, 2008, ainsi que de Luc Boltanski (De la critique, Gallimard, 2009).
• Sur l’aspect « religieux » du phénomène, cfr J. Blairon « Quelle politique d’évaluation dans les associations ? », http://www.intermag.be, septembre2008.
• René Lourau, L’analyse institutionnelle, Éditions de Minuit, 1970, p. 13.