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Mardi matin, 8h45. J’arrive en classe de 2e maternelle, les enfants jouent dans les différents ateliers, il y a des voitures et des poussettes qui circulent, en bruit de fond Henri DES nous fredonne un air joyeux ! Julie est assise à une table, seule, concentrée sur son coloriage de Pluto.

Je me dirige vers madame Françoise, en train d’accrocher tant bien que mal les peintures sèches de la veille qui formeront une jolie fresque décorative. « Bon-jour, comment ça va ?… Blabla… », quelques infos au passage… Très vite je sens le regard de Julie sur moi, qui a remarqué ma présence et ne me lâche plus. De loin, je croise son regard, on se dit bonjour. D’emblée, elle me montre son dessin et me raconte le chien qu’elle a vu à la télévision chez son cousin et patati et patata. Dans ce joyeux brouhaha, pas besoin de s’entendre, elle et moi. Et pour cause, Julie est sourde, et s’exprime avec moi en langage des Signes !

Accompagner

Comme d’autres enfants, sourds, malentendants, ou avec d’autres handicaps, Julie bénéficie de quatre heures par semaine d’accompagnement pédagogique, dans le cadre de ce qu’on appelle un projet d‘intégration. Ainsi, en institutrice « spécialisée » que je suis devenue, j’ai quitté ma classe d’enseignement spécial pour accompagner plusieurs enfants dans différentes écoles ordinaires, afin de leur donner la chance de réussir leur scolarité « comme les autres »…
9h : rangement des jeux. C’est l’heure du regroupement, les présences, le calendrier de la journée, la chanson des canards… Assise aux côtés de l’institutrice, je traduis ses propos ainsi que ceux des enfants en langage des Signes. Julie ne me quitte pas des yeux, parfois elle intervient et nous voilà parties toutes les deux dans une conver-sation à laquelle personne d’autre que nous n’est convié ! Pas toujours simple d’arriver à tout traduire, d’autant que Julie ne maitrise pas totalement la langue des Signes. Et je ne vous dis pas les chansons, un vrai casse-tête !
9h45 : les ateliers. Je quitte la classe, c’est le moment de travailler individuellement avec Julie. Reprendre le calendrier, apprendre les jours de la semaine, raconter l’histoire de la chanson en y ajoutant des illustrations pour mieux comprendre, re-prendre l’histoire racontée la veille, mais qu’elle n’a pas compris… La matière ne manque pas et le temps est trop court pour rattraper une semaine de « largage » dans une classe où on parle, où on chante, où on rit de ce qu’on entend, mais dans laquelle Julie est bien souvent seule à n’y rien comprendre !
Midi, c’est le temps du debreafing, quelques conseils à l’institutrice, quelques mots dans le cahier pour les parents, quelques indications précieuses pour la logopède… Parce que l’intégration, c’est l’affaire de toute une équipe : l’enfant, les parents, l’école d’intégration, l’école spécialisée, les PMS des deux écoles, et tous les professionnels qui travaillent avec l’enfant. Sans cette collaboration indispensable, le projet d’intégration ne peut pas fonctionner correctement, il en va de la réussite de l’enfant !
13h15 : autre école, autre élève. Ali a 7 ans, il recommence sa 3e maternelle cette an-née. En plus de ses appareils auditifs, il porte un système FM, et l’institutrice un micro, ce qui lui permet d’entendre la voix de celle-ci « en direct ». Cela fait deux ans que j’accompagne Ali dans cette classe, et c’est machinalement qu’en me voyant arriver, il va chercher son plumier et son classeur de travail.
Quelques mots échangés avec madame Catherine, quelques explications sur le travail à faire, les travaux non compris cette semaine, la prochaine visite à préparer… et nous voilà partis pour deux heures de travail individuel, dans un local isolé, loin du bruit de la classe. C’est un moment d’arrêt, où on fait une pause, le bilan de la semaine, des diffi-cultés rencontrées, des acquis, des réussites aussi ! Ali parle peu en classe, pourtant, seul avec moi, il s’exprime sans retenue ! C’est important pour lui de sortir de la classe par moment, de faire un « break ». Son attention est fortement sollicitée pour arriver à comprendre et à suivre… Sans oublier qu’une journée complète avec des appareils auditifs qui amplifient les bruits, c’est fatigant pour les enfants sourds !

Intégrer

Alors, c’est quoi, au juste, une intégration, si ce n’est d’« intégrer » la différence au sein d’une classe ? Autrement dit, pourquoi sortir ces enfants de la classe, alors qu’ils sont là pour s’intégrer au groupe ? Je m’interroge sur le sens de ces intégrations. J’ai souvent l’impression de faire de la « récup ». Je récupère l’enfant au bout d’une se-maine, je récupère le travail pas fait, je récupère ce qu’il n’a pas ou mal compris, je récupère les morceaux cassés d’enfants parfois blessés, incompris, isolés… Je me sens souvent la « béquille » sur laquelle ils peuvent se reposer, mais dont ils ne dispo-sent que partiellement et qu’ils doivent se partager.
Jeudi, 15h : conseil de classe pour Julie avec toute l’équipe. Peu d’évolution, trop d’incompréhensions, isolement de l’enfant, besoin de plus d’aide en classe… Le projet d’intégration est mal embarqué ! La béquille ne suffit plus, il en faut deux, et en perma-nence. La solution de l’enseignement spécialisé est envisagée, perçue bien sûr comme un échec par les parents. La réussite pour ces enfants passe-t-elle donc obli-gatoirement par l’intégration ? Peut-être, sans doute, mais à quel prix ? Dans le con-texte actuel, on le sait, mieux vaut être riche et bien portant que pauvre et handicapé !
Alors, quels moyens pour réussir l’intégration scolaire de ces enfants différents ? Tout d’abord, le nombre d’heures d’accompagnement en classe : 4h, soit une matinée par semaine, c’est loin d’être suffisant ! De plus, pourquoi ne pas regrouper les enfants dans des écoles « partenaires » afin de leur éviter l’isolement et permettre un regrou-pement des heures de suivis (les enfants sont parfois intégrés dans deux écoles diffé-rentes dans la même commune !).
Ensuite, l’accompagnement des enseignants des écoles ordinaires : il est important qu’ils soient d’accord avec le projet, motivés de s’y impliquer et prêts, le cas échéant, à quelque peu modifier leurs pratiques. Pour cela, il est impératif de leur assurer un ac-compagnement adéquat, indispensable, pour qu’ils ne se sentent pas seuls dans le navire. Eux aussi ont besoin d’une béquille !
Également importante, la formation des enseignants accompagnants : il faut qu’ils sa-chent s’adapter à tous les milieux, à tous les niveaux, à tous les cas de figure. Une formation au handicap et une expérience suffisante sur le terrain sont absolument in-dispensables pour adapter au mieux les méthodes utilisées et faire face aux difficultés rencontrées. Enfin, l’indispensable collaboration entre les différents partenaires du pro-jet : enfants, parents, enseignants, directions, logopèdes, psychologues, assistants sociaux qui accompagnent les familles, tous ont une place à prendre dans le projet, et il est important que chacun puisse s’exprimer pour que l’enfant se sente, lui aussi, sou-tenu dans son parcours scolaire.
Vendredi, 12h30 : conseil de classe pour Ali. Le PMS nous rend les résultats des épreuves passées en classe, dans les mêmes conditions que les autres enfants. Les résultats sont plus qu’encourageants : Ali a réussi haut la main, et un passage en pri-maire est envisagé pour l’année prochaine ! Pour lui, recommencer sa troisième ma-ternelle cette année lui a permis de prendre le temps de s’approprier les matières en-seignées à son rythme, de gagner la confiance en lui, et surtout d’utiliser la béquille qu’on lui tend pour assurer sa marche pour « les jours sans »… Nous continuerons de l’accompagner dans sa marche. Un pas à la fois !
Demain, je prendrai la route de bonne heure pour me rendre à Virton. Deux bonnes heures de route pour accompagner une petite Lola de trois ans. On n’a trouvé per-sonne qui habite plus près, c’est tombé sur moi ! Appelons ça une aberration du sys-tème. Mais ça, c’est une autre histoire…