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Combien de débats dans la salle de profs n’avons-nous pas vécus pour définir avec nos collègues la meilleure façon de transmettre nos savoirs sans influencer nos élèves ?

La neutralité engage chaque aspect de notre travail : elle détermine notre façon de donner cours, conditionne nos grilles d’évaluation et nous sert de curseur pour jauger nos compétences d’enseignants.
Et quoi de plus normal après tout ? Notre boulot ne consiste-t-il pas à transmettre un savoir objectif ? N’est-ce pas là l’idéal le plus noble que puisse se donner un enseignant ? À voir…

Neutraliser ?

Il se pourrait pourtant que la neutralité — du moins dans son acception actuelle — ne se révèle qu’un miroir aux alouettes, illustration froide et mécanique de la formule qui veut que l’enfer soit pavé de bonnes intentions.
C’est qu’on a un peu vite apposé un signe d’égalité entre la neutralité et l’objectivité, comme s’il ne s’agissait là que de simples synonymes.
Or, à bien y réfléchir, la neutralité est problématique à maints égards : elle exige de réfléchir aux finalités de l’enseignement, à ce que signifie l’objectivité en questionnant ce que ce concept peut avoir de fantasmatique et à ce que signifie penser et faire penser, aux enjeux politiques que ces termes incluent.
Ces problématiques (ou plutôt leur absence de traitement) se révèlent de façon criante dans les contenus des programmes : par exemple de l’enseignement de l’Histoire, qui repose désormais essentiellement sur la critique historique. L’Histoire est une matière qui illustre très bien le problème de la neutralité, parce qu’elle n’est par essence pas neutre : sa richesse et sa diversité impliquent de facto une prise de position, ne serait-ce que par le choix de la région abordée. En concentrant le cours sur la critique historique, le programme semble permettre d’éviter cette prise de position. Mais à quel prix, et est-ce vraiment un gage d’objectivité ?
Les élèves apprennent certes à appliquer des méthodes d’analyse, à distinguer ce qui est pertinent et fiable en fonction d’une problématique donnée, mais par ce biais ils n’apprennent pas à penser. Ne maitrisant pas les enjeux de l’époque, ne sachant mettre en perspective la façon dont les bouleversements d’alors questionnent notre espace-temps, ils se bornent à appliquer de façon mécanique des règles qui leur garantiront l’accès aux points et à la réussite.

S’engager !

Il suffit d’avoir passé un test Selor pour savoir que c’est dans l’air du temps, et qu’accéder au marché du travail passe par ce type de comportement automatisé.
Cette neutralité n’est donc neutre qu’en apparence : elle induit un rapport au savoir fondé sur l’obéissance à la consigne, mais surtout elle empêche le jeune de se positionner : bref, elle empêche de penser.
Malgré son apparente bienveillance, il convient donc de la requestionner et de poser les bonnes questions : quelle est son utilité ? À qui profite-t-elle réellement ?
Si la neutralité dans son acception actuelle semble garantir une meilleure adaptation du jeune au marché du travail actuel, elle peine à réaliser l’objectif qui, il me semble, reste le cœur du métier d’enseignant : celui de forger de futurs citoyens critiques et conscients des enjeux sociaux et politiques du monde dans lequel ils vivent.
Cette impuissance découle de la logique qui l’anime : puisque les cours doivent s’adresser à tous, ils ne s’adresseront à personne.
Je m’explique : les programmes sont conçus à destination d’une sorte « d’étalon » d’élève, disposant de compétences de base qui lui permettent d’accumuler des savoirs et compétences fournis par l’enseignant, qu’il sera ensuite à même de mettre en pratique dans le cadre d’une évaluation. Cet étalon d’élève fait donc figure de « pot vide » qu’il s’agit de remplir d’un contenu identique pour tous.
Cela correspond à tout le monde puisque la figure de l’élève y est indifférenciée, mais concrètement cela ne correspond à personne puisque nous travaillons toujours avec des individus différenciés, aux histoires, aux parcours et aux personnalités toujours différentes.
La conséquence est qu’une telle vision ne peut que conduire à supprimer le sens, à désinvestir l’élève d’un rapport actif au savoir puisque les élèves n’y existent pas en tant que sujets singuliers. Le professeur lui-même n’y existe plus comme individu pensant, mais comme simple vecteur d’un savoir désincarné. Or il suffit de penser aux professeurs qui nous ont marqués pour savoir que ce sont les individus engagés, passionnés et capables de rebondir sur nos questions qui nous ont transmis un vrai savoir.

Prendre le temps de la complexité

L’absurdité de ce système, nous l’avons vécue avec un collègue dans le cadre de notre cours de Formation Géographique et Sociale. Notre cours était alors divisé en trois grandes parties et traitait de sujets complexes que nous construisions méthodiquement, et patiemment, pour que les élèves se les approprient et puissent, en fin d’année, produire un travail personnel de qualité.
Nous nous échinions à sortir nos élèves des représentations simplistes, les aidions à déconstruire leurs préjugés. Comme lorsque nous traitions du Liban et de la guerre civile qui y avait eu lieu : il s’agissait de leur montrer que derrière les conflits dits « identitaires » se cachent de nombreux autres enjeux sociaux, politiques et géopolitiques. Cela prenait du temps, d’autant qu’il fallait d’abord leur donner les outils de la compréhension pour leur permettre ensuite de les utiliser dans le cadre de travaux personnels qui les aideraient à saisir de façon active la complexité de ces situations.
Du temps donc, mais pour des résultats extrêmement positifs, impossibles à atteindre autrement.
C’était le cas de l’aveu même de l’inspecteur que nous avons rencontré... Il nous fut cependant demandé de changer notre cours, non pas parce qu’il n’était pas bon, mais parce qu’il ne correspondait pas au programme. La Chine, qui nous prenait deux mois, devait désormais être vue en deux semaines. Autant dire que dans ces conditions, nous ne pouvions qu’empiler des chiffres et traiter nos élèves comme ce fameux « étalon ».
Bref, il nous était demandé d’être neutres suivant la logique du système, là où nous avions choisi de déployer une pensée en tenant compte de chacun de nos élèves et en modulant donc le temps suivant leurs besoins propres.
Que l’on pense à l’agrégation et à l’exigence grotesque de cloisonner une matière dans un temps défini de 50 minutes sans tenir compte de la réalité de la classe, et l’on aura compris qu’il s’agit bien d’un système généralisé.

Exiger pour reconnaitre

Il nous reste enfin à souligner le côté profondément discriminatoire de cette logique d’étalon. Car si ce fonctionnement est un problème pour toutes les couches sociales, y compris les plus favorisées, ce seront les enfants des couches les plus défavorisées qui seront le plus sanctionnés. La raison en est simple : le sens que l’école ne donnera pas pourra être compensé dans les milieux plus aisés par la gratification sociale engendrée par la réussite et la possibilité de se projeter dans un métier octroyant un statut social positif et faisant sens (ce qui est toutefois à nuancer puisque les mutations du marché du travail marginalisent désormais certaines catégories universitaires). Il n’en est rien pour les plus défavorisés : la réussite scolaire n’étant pas un élément de reconnaissance et la projection dans l’avenir n’offrant que peu d’espoirs, l’élève restera étranger à l’offre scolaire.

Pour bien comprendre cette distinction, il faut prendre la mesure du changement qui s’opère actuellement dans la société et de la façon dont l’école l’accompagne. La discrimination a toujours eu cours, mais autrefois elle portait sur l’accès au capital culturel : les enfants des milieux défavorisés étaient pénalisés parce que l’accès au savoir scolaire (et la réussite qui en découle) dépendait fortement de l’héritage culturel familial. Tout le problème alors était de savoir comment permettre à tous d’accéder à ce capital, comment faire de l’école un lieu d’émancipation et non de reproduction sociale ?
Les choses ont changé parce que le capital culturel n’est désormais plus un gage de réussite sociale et d’accès à l’emploi. Dans un monde où le capitalisme s’est fait plus violent, où les enjeux économiques ont mis dans l’ombre le social et le politique, où la possession de réseaux prime sur la maitrise des savoirs, c’est la capacité à se projeter sur le marché du travail qui est désormais le curseur clé. Or celui-ci apparait bien bouché pour les jeunes des milieux défavorisés qui, du coup, n’ont même plus un rapport instrumentaliste à l’école.
L’école, en se concentrant sur les compétences (qui se rattachent naturellement à des savoirs pratiques que l’on pourra réutiliser dans son futur métier), offre à ces jeunes des outils qui ne feront sens que pour une minorité et elle pérennise cette discrimination sociopolitique.
Elle se targuera pourtant d’être plus égalitaire, évitant la complexité et se concentrant sur l’aspect pratique de l’apprentissage (voyez les critiques à l’égard du latin par exemple...) : illusion redoutable.
L’égalité passe par la complexité, parce que l’école ne lisse vraiment les différences sociales que lorsqu’elle travaille à faire de chacun des élèves des citoyens responsables, en leur donnant les outils de la pensée critique.
Que l’on comprenne bien que ce n’est pas la complexité que les élèves redoutent, mais l’absence de sens pour eux. Bien sûr la complexité peut nuire au sens si l’élève n’y accède pas, mais c’est là le talent et le rôle fondamental que joue l’enseignant : parvenir à comprendre son groupe classe, détecter ses fragilités et ses forces et l’accompagner suivant ses caractéristiques propres vers la plus haute complexité.
C’est dans cet espace que se joue l’objectivité de l’enseignant : non pas une objectivité désincarnée, où les chiffres, les faits et les données se succèdent sans sens, froids et mécaniques, mais dans une objectivité de la nuance, où la démonstration de la complexité du réel s’associe à la prise en compte de la complexité des mener vers le désir du savoir et l’autonomie de la pensée.