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Accueil / Publications / Contributions / Contributions 2018 / Le deuil de l’éveil pour que nos élèves lisent ? (OPINION)

Pas question de supprimer les cours d’éveil au monde : ils donnent sens aux apprentissages du langage et des maths.

Dans le cadre de l’élaboration d’un Tronc Commun de 2,5 ans à 15 ans, deux scénarios de grille-horaire ont été communiqués dans la presse de ce lundi. Il-s seront très prochainement débattus -au Parlement et orienteront de manière décisive les futurs travaux du Pacte pour un Enseignement d’Excellence, à commencer par la définition des nouveaux référentiels disciplinaires.

Si le scénario 2 permet une approche globale de chaque élève, le scénario 1 stupéfie ! Au prétexte de renforcer les apprentissages de mathématiques et de langue française en 1e et 2e années primaires, les cours de sciences, histoire et géographie y seraient totalement supprimés ! Quand on connait un tant soit peu les étapes du développement de chaque enfant, un tel scénario semble inconcevable !

Une première clarification s’impose : tout enseignant d’école primaire sait qu’à ce niveau de la scolarité, on n’enseigne pas les sciences, l’histoire, la géographie comme des disciplines scientifiques. Du moins pas ainsi que l’entendent les professeurs de disciplines qui ont charge des cours à l’école secondaire. Depuis Piaget, Decroly, Freinet, Montessori et j’en passe, les pédagogues confient à l’école la mission d’éveiller chaque enfant à ces savoirs, non pas au nom d’une quelconque marotte disciplinaire mais parce que les questions que se posent les élèves à ce moment de leur développement sont particulièrement pertinentes et essentielles. D’où vient l’eau de pluie ? Pourquoi l’eau durcit-elle ? L’arbre meurt-il en hiver ? Est-ce que ma grand-mère utilisait un smartphone ? Comment s’organise mon quartier ?
Après un premier temps de découverte en maternelles, il n’est pas pensable que les jeunes élèves ne puissent plus trouver dans les premières années de l’école primaire des lieux où investiguer les multiples questions qu’ils se posent sur leur environnement immédiat, sur les phénomènes naturels qu’ils vivent, sur les liens de la famille dans laquelle ils inscrivent leur propre histoire. Malgré leur jeune âge, les démarches d’observation, d’expérimentation, de comparaison peuvent être vécues au sein de classes avec une rigueur et une analyse qui formeront peu à peu leur pensée critique sur tout ce qui les entoure. Offrir une juste place à de telles questions permet à l’école de lutter ainsi activement contre l’échec scolaire qui guette les élèves issus de milieux plus fragiles qui ne les ont peut-être pas ouverts à cette pluralité d’univers.

La seconde clarification concerne le lien entre les savoirs dits ‘de base’ et les cours d’éveil. Comment envisager de supprimer de l’horaire ces cours d’éveil au monde alors que cet éveil contribue directement à donner du sens aux apprentissages langagiers, à comprendre les concepts de mathématiques et accéder peu à peu à l’abstraction et la conceptualisation indispensables pour la réussite scolaire future ?

Les notions de temps et d’espace sont particulièrement fondamentales car ce sont elles qui vont permettre la prise de distance avec la subjectivité, des regards davantage objectifs, fondements d’une entrée progressive dans l’abstraction des savoirs. C’est bien en percevant consciemment l’espace et le temps, c’est en mesurant l’un, c’est en représentant l’autre que les notions de géométrie, de nombres, de grandeurs vont trouver sens aux yeux des élèves. C’est dans la logique des chronologies que peut se saisir l’implicite d’un énoncé ou d’une opération mathématique, l’enchainement des étapes d’une expérience scientifique. La grammaire, le vocabulaire trouvent un terreau infiniment fertile dans le partage de telles découvertes au sein des classes. Apprendre à lire les mots liés à la germination des graines ou à la représentation du plan de la classe donne tout son sens aux efforts
nécessaires pour apprendre à lire et à écrire. Garder trace des températures relevées régulièrement sur le thermomètre extérieur à la classe, c’est nourrir le sens des nombres et des comparaisons de grandeurs. Mémoriser des listes de mots décontextualisés n’aidera aucun élève à se passionner pour la langue alors qu’observer un paysage donnera toutes leurs couleurs aux mots prairies, nature et cité.

Vouloir renforcer les apprentissages en lire, écrire, compter et calculer se justifie largement à la condition que l’on puisse ancrer ces apprentissages dans ce qui nourrit leur sens le plus profond, c’est-à-dire, pour chaque enfant, une meilleure compréhension du monde et de la société dans lesquels il grandit et aura un rôle à jouer.

Si l’on veut concrétiser l’ambition d’excellence pour tous les élèves, il est urgent de quitter le cloisonnement stérile des savoirs pour comprendre comment ces savoirs interagissent et deviennent ainsi intelligibles. Faire des maths pour faire des maths n’aidera aucun élève de 1e et 2e années primaires - et surtout pas les plus fragiles d’entre eux - à entrer un jour dans la complexité mathématique et, sur le plan langagier, si « nous enfermons (les élèves) dans une conception purement mécanique de la langue, ils se hâteront, dès l’exercice terminé, d’effacer de leur mémoire ces procédures d’analyse et d’identification. » « Passer » la langue à un enfant ne se réduit donc pas seulement à lui fournir des mots et des structures. Dès le plus jeune âge, il faut le convaincre de l’exigence de « dire justement » le monde : « Tu es responsable de ce que tu dis, parce que le Verbe a fait de toi un créateur et non pas seulement une créature. » ( [1])

notes:

[1Bentolila et Quéré, Langue et science, Plon.