Les débats les plus houleux au sein de notre Conseil de tous tournent assez fréquemment autour de l’argent. Même pour des sommes minimes en jeu, la tension est généralement palpable dans l’assemblée.
Les caisses coopératives sont pourtant un enjeu pédagogique et politique crucial dans l’École, car elles touchent à la fois aux thématiques de la gratuité scolaire, des inégalités sociales/scolaires et de la démocratie économique. Nous apprenons de nos erreurs même si les questions restent nombreuses.
Conseil de tous dans une classe coopérative verticale du bac enseignant en sciences humaines. À l’ordre du jour, la commission Rock Coteaux, chargée d’organiser la participation à l’évènement des Coteaux de la citadelle, va rendre compte de ses activités à la classe au terme de son travail. Après deux années où les Rock coteaux ont failli être en déficit, la nouvelle de plantureux bénéfices est un soulagement. L’équipe a revu complètement ses dépenses. Elle a aussi pris l’option de vendre des alcools locaux plutôt que de passer par un brasseur traditionnel. Les félicitations et les applaudissements fusent.
Une « caisse commune » gérée par le Conseil
À quoi est destiné cet argent ? Tout membre de la classe coopérative peut adresser une demande en Conseil et seul ce dernier est habilité à décider. Ces demandes sont très variées : la commission Bibliothèque propose l’achat de manuels scolaires, les bac 2 demandent une participation à leur excursion, deux bac 3 qui partent en Erasmus aimeraient une intervention pour leur voyage, les responsables du local commun voudraient acheter des portemanteaux, etc.
Même si les débats sont très tendus autour de l’utilisation de l’argent collectif, il est rare que le Conseil de tous ose refuser une demande quand elle est suffisamment claire et aboutie. Or, toutes ces demandes très différentes soulèvent de nombreuses questions. Comment, qui, quand y contribue-t-on ? Qui y a droit et au nom de quoi ? Avec quels objectifs, pour quoi faire ? Et en définitive, avec quels enjeux pédagogiques et politiques, quels objectifs éducatifs et de formation ?
Caisse coopérative, caisse mutuelle ou caisse de bienfaisance ?
Le choix du nom caisse commune laisse planer l’ambigüité, même dans la tête des formateurs. Est-ce bien dans un objectif de production collective que le Conseil investit son argent ? La précarisation d’une partie de nos étudiants (au CPAS ou jobiste pour payer leurs études) ne nous fait-elle pas nous diriger vers des systèmes de sécurité sociale ou méritocratiques ?
Historien de formation, je ne peux m’empêcher de faire un détour par les caisses ouvrières nées de la révolution industrielle. « Une coopérative est à la fois une entreprise qui opère dans l’économie [...] et une association de personnes. Celles-ci sont membres de la coopérative et la gèrent sur une base démocratique non censitaire, c’est-à-dire (largement) indépendante de leurs apports financiers. [...] Les membres sont le plus souvent à la fois propriétaires de l’entreprise et utilisateurs de ses services, voire travailleurs en son sein [1] ». Nées au milieu du XIXe siècle, en Angleterre, les coopératives n’ont pas pour premier but l’efficacité économique. L’une d’entre elles a formulé une série de principes, connus aujourd’hui sous le nom de Principes de Rochdale [2], qui inspirent encore le mouvement de l’économie solidaire. On pourrait retenir les suivants :
le pouvoir démocratique exercé par ses membres (gestion assurée selon le principe d’un membre, une voix plutôt qu’une action, une voix qui prévaut dans le système d’actionnariat) ;
la participation économique des membres (contribution de manière équitable au capital) ;
l’autonomie et l’indépendance (gestion par les membres et pour les membres) ;
l’éducation, la formation et l’information (formation pour pouvoir contribuer effectivement au développement de l’entreprise).
Dans le contexte d’acculturation et de dépendance des masses ouvrières du XIXe siècle, les coopératives apportent effectivement indépendance, autonomie et éducation. Il est peu étonnant de constater que les premières coopératives sont des boulangeries, des boutiques de confection, des pharmacies et des brasseries, marchandises de première nécessité.
Les caisses mutuelles ont d’emblée contenté tout le monde. Les ouvriers qui cotisent voient rapidement l’effet individuel dont ils bénéficient tandis que la bourgeoisie industrielle apprécie une main-d’œuvre en bonne santé. Les caisses mutuelles donnent de la stabilité dans le parcours de vie privée et professionnelle.
Quant aux caisses de bienfaisance, elles n’offrent ni indépendance ni stabilité aux bénéficiaires. Leur constitution et le choix de leur allocation restent dans les mains des généreux donateurs.
Vers une coopérative scolaire
Le monde professionnel n’est pas celui de l’école obligatoire. Une série de grandes différences nécessite de poser les questions et les enjeux autrement.
Dans une classe coopérative, il y a généralement production. Qui dit production dit cout de production. Le problème de cette production, c’est qu’elle n’a pas de valeur marchande. La richesse réside dans les apprentissages qu’elle produit. Au terme du projet, la caisse est vide et il faut bien la remplir d’une manière ou d’une autre pour permettre les projets suivants.
Le principe de la participation économique des membres pose également une série de questions. Comment sont constituées les caisses coopératives ? L’achat d’une part de coopérateur lui donne le droit de participer à la gestion et aux décisions de la coopérative. Il reçoit par ailleurs les dividendes en fin d’année. L’école n’a pas pour vocation de produire des bénéfices autres que des apprentissages. Il est plus difficile pour les élèves de voir concrètement un retour sur investissement d’autant que la contribution ne garantit pas un apprentissage. Pourtant, dans une caisse coopérative, ne faut-il pas que chaque membre contribue, ne fut-ce que symboliquement ?
Dans les classes coopératives du mouvement Freinet, il existe plusieurs moyens de récolter de l’argent : les cotisations, les dons et la vente d’objets. Pour les cotisations, l’Éducateur, journal de l’institut coopératif de l’école moderne (ICEM), est attentif aux disparités et à l’autonomie : « Les enfants doivent être les seuls juges de la nécessité d’une cotisation régulière [3]. » Freinet constate les différences d’argent de poche parmi ses élèves et propose d’autres formules où l’on peut chiffrer les services rendus et donc contribuer à la caisse par son travail.
Concernant la vente d’objets, il s’agit bien des productions réalisées par les élèves, notamment le journal qui sort de presse au sein de la classe. L’Éducateur met en garde face à certaines déviances qui détournent des apprentissages : « Une louable intention ne justifie pas tous les moyens. Que dire de la prolifération de petites horreurs (plâtres moulés, etc.) fabriquées en série parce que ça se vend bien ? »
Quand Célestin Freinet, instituteur communiste, met en place l’imprimerie et la caisse coopérative, il entend doter les enfants des milieux populaires des instruments de la liberté d’expression et de l’indépendance financière, à l’instar des coopératives ouvrières.
Le principe de pouvoir démocratique des coopératives ouvrières peut effectivement se transférer aisément dans le milieu scolaire via un Conseil de la classe. À mon sens, cette participation démocratique de tous est la condition préalable pour développer l’autonomie et la formation de citoyens dans la sphère économique. Sans quoi, la gestion effective sera assurée par l’enseignant, transformant la caisse coopérative en caisse de bienfaisance.
Les enjeux de la démocratie économique
Il aurait été normal de concevoir que le principe d’éducation et de formation cher aux coopératives ouvrières se transfère aisément dans une classe coopérative. Le contraire est malheureusement la règle plutôt que l’exception. L’éducation et la formation à la participation et à la gestion effective de la caisse coopérative sont très rarement concrétisées. À ce phénomène, nous pouvons supposer quelques freins issus d’une résistance à l’utilisation des caisses coopératives en milieu scolaire.
Premièrement, une mauvaise compréhension de la notion de neutralité. Il est communément admis, et c’est un tort, qu’on ne fait pas de politique à l’école. De même, on ne fait pas d’économie. Or, face à l’autonomisation de la sphère économique dans nos sociétés mondialisées, il est nécessaire, plus que par le passé, d’installer des formes de démocratie économique. Le citoyen doit avoir son mot à dire dans les politiques économiques et dans la gestion de la res publica. Pour cela, il doit y être formé [4].
Deuxièmement, il existe une confusion entre gratuité scolaire et pas de dépense à l’école. Cette confusion élude la tension accessibilité/performance. L’école doit être accessible à chacun quels que soient ses revenus. Par ailleurs, pour rendre les apprentissages efficaces, il faut consentir à un certain nombre de dépenses. Une première source d’inégalité scolaire provient de cette inégalité dans les investissements financiers dans les écoles, accentuée par la réduction des dépenses de l’État et la privatisation (et donc marchandisation) de plusieurs secteurs sociaux et culturels.
Comme pour les coopératives ouvrières, les caisses coopératives redonnent une autonomie et une indépendance aux écoles où ni l’État ni le privé ne sont à même de soutenir les projets pédagogiques. C’est évidemment une arme d’éducation massive aux mains des apprenants. Il reste cependant beaucoup de questions et de choses à creuser dans ce domaine. Les pratiques de la caisse coopérative en milieu scolaire sont justement des opportunités de réflexion.
[1] Willy Hanson, « 2012 : une année internationale des coopératives en demi-teinte en Belgique », l’IHOES, 2012,
tinyurl.com/tm9h9u2
[2] Les tisserands d’une banlieue de Manchester, fondée en 1844.
[3] M. Paulhiès et M. Barré, « La coopérative scolaire au sein de la Pédagogie Freinet », Les dossiers pédagogiques de l’Éducateur, n° 34-35, 1968,
tinyurl.com/r2e4rtf
[4] Chr. Arnsprerger, L’économie, c’est nous. Pour un savoir citoyen, Eres, 2006.