Former des citoyens actifs, responsables, critiques, ça commence par apprendre à vivre ensemble. Alors, pressons le pas, camarades, et réalisons une charte avec nos jeunes ! Oui, mais comment et surtout pour quoi faire ?
Lors de la création de mon école de devoirs, l’équipe d’accompagnants dont je faisais partie fut réunie avec l’idée de faire état de ses forces respectives et de réfléchir à ce qui pouvait être mis en place au fil de la première année de fonctionnement. Ateliers de musique, de cuisine ou d’improvisation théâtrale…, beaucoup de propositions furent discutées, ainsi que nos capacités respectives à contribuer à l’aide aux devoirs. L’organisation de ce qui allait devenir notre vie collective prit peu de place dans nos échanges. Certains partagèrent leurs craintes, d’autres des récits d’expériences proches. On se rassura mutuellement et l’on s’accorda sans débattre sur un rythme de vie commune : un temps d’accueil et de conviviali-té, ce serait le gouter, suivi d’un temps d’implication dans les de-voirs, laissant finalement la place à un temps dédié aux activités lu-diques : sports, jeux de société, ateliers divers selon les intérêts des jeunes. Mais, parce que vivre ensemble, c’est aussi respecter des règles, l’équipe approuva la demande de créer une charte, idéale-ment coconstruite avec les enfants. Dès les premières semaines, on trouva plusieurs moments pour y travailler, en invitant successive-ment les groupes du lundi, mardi et jeudi à apporter leur contribu-tion à l’édifice.
Vite fait bien fait
Moments de discussion, de négociation ou de clarification ? Occasion donnée de réfléchir au sens des mots et à des principes de justice ? La création de cette charte fut faite promptement, sous notre direction appuyée. Les enfants déposèrent des mots qui leur semblaient répondre le mieux à la situation et aux attentes de comportements implicites de notre équipe. Pour faire bref : ce qu’on attend de moi, c’est que je ressorte de beaux mots et sans doute les mêmes que ceux entendus à l’école. Il faut bien écouter chacun, respecter tout le monde, obéir aux adultes, faire ses devoirs, dire bonjour en arrivant, ne pas se moquer, aider les autres… Chaque enfant eut l’occasion d’exprimer l’un ou l’autre slogan, un accompagnant retranscrivant ceux qui lui parais-saient adéquats. Il n’y eut pas d’échanges sur le fond. Le document final qui comportait plus de vingt-cinq règles fut placé sur un mur, sans être modifié en trois ans, et sans qu’aucun d’entre nous ne s’y réfère fondamentalement par la suite. L’œuvre démocratique semblait accomplie, on allait pouvoir passer à autre chose.
Lettre morte et occasions manquées
Si le bonjour d’arrivée a plus ou moins tenu au fil du temps et que, bon gré mal gré, les devoirs se faisaient, beaucoup de situations nous ont échappé en étant traitées tantôt avec indifférence, tantôt avec impuissance, tantôt encore à grand renfort d’aboiements.
Ainsi, un garçon a eu lors d’un gouter, des gestes et paroles déplacés vis-à-vis d’une petite fille d’origine africaine, suggérant, devant un petit groupe amusé, que les Noirs sentaient mauvais. L’affaire fut réglée par une mise au coin sans que ses enjeux soient ressaisis. Un jour, alors que nous organisions une réu-nion avec les jeunes sur comment vous vous sentez à l’école de devoirs ? — un moment rare dans notre vie collective —, quelques-uns refusèrent de s’exprimer devant le groupe, en m’indiquant par après qu’ils craignaient d’être blessés verbalement par d’autres. Si le respect de la parole de l’autre et l’importance de ne pas se moquer ont en cette occasion été invoqués, ça n’a visiblement pas suffi. Ces deux exemples ne résument heureusement pas la nature des relations qui se nouent au quotidien dans notre école de devoirs, notamment, des liens de confiance que se forment entre les jeunes et nous. Ces cas sont pourtant emblématiques de notre incapacité à faire exister un collectif et à le soigner, en étant particulièrement attentif à la sécurité affective de chacun. Visiblement, assumer ces fins nécessitait plus que la production d’une charte et la pratique malheureuse de l’aboiement dont j’usais moi aussi lorsque j’étais dépassé par les évènements.
Le tout et la somme des parties
Il est naïf de croire qu’un travail si directif sur les règles et si peu approprié pouvait avoir le moindre rôle structurant. Celles-ci s’apparentaient davantage à des règles de politesse et d’obéissance à l’autorité. Utiles, mais trop nom-breuses et déconnectées de nos expériences de vie, elles ne disaient presque rien sur les possibilités et limites réelles de chacun, accompagnants compris. Faute d’une réflexion autour de cela, faute d’avoir assumé ensemble cet exer-cice partagé du pouvoir, nous avons laissé les jeunes face à la tyrannie de leur groupe, sans parvenir à ressaisir, autrement que dans le tête-à-tête, ce qui se jouait pour eux, à la maison ou à l’école, et qui se rejouait inévitable-ment chez nous : sentiment d’abandon, d’exclusion, agressivité, humiliations… Nous étions, nous-mêmes, comme équipe, une somme d’individus partageant rarement les mêmes temps et espaces, et ayant des visions très distinctes de notre rôle. Certains d’entre nous estimaient qu’on était là pour faire les de-voirs, pas la morale ; d’autres, pour porter exclusivement des activités cultu-relles avec des petits groupes ; d’autres, pour faire comme à l’école, dans une vision très autoritariste de l’ordre et de la discipline ; d’autres encore, comme moi, pour ne pas faire comme à l’école justement, et critiquer tout cadre trop strict au profit d’un suivi individuel à visée surtout thérapeutique. Un thérapeute dépassé par les évènements finit lui aussi par aboyer… Sans accord né-gocié sur un objectif commun, sans faire de nos tensions autre chose que l’envie de pratiquer chacun son travail dans son espace-temps, nous n’avons pas réussi, en trois ans, à faire de notre vie collective l’objet d’une régulation moins superficielle que cette charte.
De quoi avons-nous eu peur ? De perdre le contrôle en nous laissant notam-ment du temps ? De s’engager trop intimement dans les relations ? De rebondir sur ce qu’amenaient les jeunes et de le traiter ensemble, au risque de parler par exemple de sexualité ou de deuil ? De devoir, finalement, réinterroger en-semble le sens de notre implication dans une structure qui, par son finance-ment limité, sa base bénévole et l’ambigüité de ses missions, favorisait elle-même les malentendus ? La charte nous a caché à nous-mêmes nos propres peurs et l’exigence de les surmonter.