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En 1987, Britt-Mari BARTH posait la question : « Est-ce qu’on pourrait se donner une méthode systématique pour mieux observer un objet, une idée, une lecture, un personnage, un chapitre d’histoire… » [1] Et si nous voulons lutter contre l’échec scolaire, nous pourrions ajouter : «  Est-ce que cette méthode pourrait être apprise par tous les enfants ? »

La réponse à cette question est bien sûr affirmative. En 1939, une recherche conduite par un certain ULMER [2] avait déjà prouvé que la géométrie enseignée pour elle-même, c’est-à-dire comme une discipline fermée se suffisant en soi n’apportait que peu de progrès aux compétences des enfants soumis à cet ap-prentissage, sauf pour les élèves déjà considérés auparavant comme les meil-leurs. Par rapport à un groupe témoin n’ayant pas fait de géométrie, seuls les meilleurs élèves triplaient la progression de leurs résultats. Les autres stag-naient. Par contre, si la géométrie était enseignée comme techniques de pensée, d’analyse et de structuration, c’est-à-dire que ces techniques étaient non seule-ment mises en évidence, mais aussi entrainées, alors elles profitaient à tous. Quelles que soient les compétences habituelles de départ des élèves, les pro-gressions étaient multipliées pour tous par cinq ou six par rapport à ceux du groupe témoin.
Voici un exemple simple qui explicite ces deux manières d’enseigner la géométrie : quand on décrit une forme géométrique à la fois, comme c’est presque toujours le cas actuellement, on fait de la géométrie pour elle-même. Beaucoup d’enfants étudient les caractéristiques de la forme plus ou moins par cœur. Si par contre, quelle que soit la forme géométrique constituant le cœur de l’activité, elle pouvait être comparée à toute une série d’autres formes géométriques en justifiant ainsi, grâce aux comparaisons possibles, le pourquoi des caractéristiques retenues, on fait de la géométrie une tech-nique de pensée.
Bien plus tard, BLOOM et ses collaborateurs ont montré qu’en assurant les meilleures conditions d’apprentissage, on pouvait hisser les élèves dits faibles à un niveau qui n’est atteint, dans les conditions habituelles, que par les élèves dits les plus « doués » de l’échantillon. [3]
Ils sont donc tous capables parce qu’ils ont les neurones adéquats pour apprendre et stocker les « objets » d’apprentissage. Encore faut-il trouver les conditions de sollicita-tion pertinentes pour que chacun puisse « ouvrir ses neurones » en fonction des don-nées de départ. Et, parmi ces conditions, se trouve la mise en évidence des tech-niques de pensée et leur entrainement.

Post-er

Pour revenir à la question de l’observation posée par Britt-Mari BARTH au début de cet article, voici une petite expérience éclairante. En formation d’enseignants (mais nous l’avons aussi réalisée avec des enfants), nous présentons une feuille de post-it et nous demandons à chacun d’écrire les caractéristiques observées et connues de cet objet (la manipulation est possible). Après quelques minutes, quand tous se sont arrêtés d’écrire, nous proposons, comme à l’école, de produire collectivement une synthèse des réponses trouvées en exigeant de chacun une seule caractéristique. Nous organi-sons ainsi un tour du groupe : feuille – jaune – rectangle – léger – quatre côtés – souple – deux côtés parallèles – pour écrire – papier – bande autocollante – plus ou moins dix centimètres de long – pour ne pas oublier – réalisé à partir de bois – pliable – froissé – parallélépipède rectangle – petit – lisse, etc.
Nous obtenons généralement entre vingt et trente caractéristiques. Que pouvons-nous faire avec ce recueil ? Imaginons que nous aurions pu faire le même travail à partir de l’observation d’un lapin ou d’un quartier de pomme ! Nous trouverions alors normal de faire copier la synthèse au cahier, en vue de la mémoriser pour une interrogation dans quelques jours. Ce serait faire des sciences pour elle-même (voir l’expérience de géo-métrie ci-dessus).
Nous pourrions aussi, peut-être avec un peu de sadisme inconscient (!), demander à chacun le nombre de caractéristiques notées. Entre ceux qui ont trouvé une bonne dizaine de caractéristiques et qui vont se considérer comme plus intelligents et ceux qui se sont contentés des évidences (un rectangle jaune) et qui vont peut-être, une fois de plus, se déconsidérer, quel écart ! Si nous restons sur ce constat, nous participons encore un peu plus aux échecs futurs. Car ceux qui ont peu produit vont rester avec leur question : « Mais comment font-ils pour penser à tout ça ?  » Surtout qu’ils sont obligés de constater qu’ils auraient pu produire presque toutes ces caractéristiques, mais qu’ils n’y ont vraiment pas pensé.

Organiser

Nous pouvons par contre tenter d’organiser l’apprentissage des techniques de pensée sous-jacente à ce travail. Demandons d’abord de copier toutes ces caractéristiques sur des petits papiers volants pour pouvoir ensuite les organiser, les classer et peu à peu construire les grandes catégories descriptives. Il faudra bien sûr que l’enseignant com-plète le travail en cours de construction et mette en évidence le fonctionnement d’une pensée organisée. Chacun a évoqué les catégories qui lui étaient les plus familières : la couleur – la forme – la taille – le poids… mais aurait pu évoquer systématiquement d’autres catégories si celles-ci avaient été régulièrement mises en évidence : le vo-lume – la texture – l’éclat – l’état – la consistance… le gout – le son – l’odeur… et aus-si la fonction – la classification supérieure ou inférieure – l’origine… [4]
Quand les catégories sont mises en évidence par des images qui les illustrent et sont affichées au tableau, on peut refaire l’exercice d’observation à partir d’un autre objet avec la consigne : « Trouvez les caractéristiques de l’objet dans chacune des catégo-ries.  » Et tous les enfants cherchent et trouvent la vingtaine de caractéristiques mini-mum attendues. C’est en répétant cette expérience que chacun va ouvrir les réseaux neuronaux correspondant à chaque catégorie et ainsi construire des voies d’accès faciles et automatiques à chacune d’elle. Tous les enfants progressent ainsi dans ce qu’on appelle la fluidité et la flexibilité de la pensée.

Apprendre à penser

La deuxième expérience de description révèle généralement d’autres clés importantes à travailler :
la compréhension de chaque catégorie : par exemple, la différence claire entre tex-ture et consistance ;
le nécessaire développement du vocabulaire correspondant à certaines catégories.
Ces constatations doivent permettre de compléter le programme en travaillant sur la compréhension précise de chaque catégorie par des manipulations comparatives. Il apparait surtout nécessaire de vivre de nombreuses activités visant l’enrichissement du vocabulaire de chaque catégorie.
Les recherches en neurosciences nous apprennent que les mots bien maitrisés sont classés dans notre mémoire sémantique en catégories dans des réseaux neuronaux plus ou moins prédéterminés. Mais ces réseaux ne fonctionnent bien que s’ils sont sollicités par les expériences. À nous, à l’école, d’assurer ces sollicitations de manière organisée et répétitive pour construire des traces de fonctionnement à long terme. [5]
La maitrise d’un vocabulaire organisé n’est pas un luxe. Là aussi les recherches, no-tamment celles de LIEURY, montrent que le rapport entre la réussite scolaire et la mai-trise du vocabulaire varie entre 60 et 70 %, alors qu’elle n’est que de 30 % avec le rai-sonnement. Il s’agit donc d’un enjeu fondamental. [6]
Ce qui vient d’être décrit pour les catégories descriptives est efficace et utile pour l’ensemble des disciplines. Voici un autre exemple vécu avec des enfants du 4e cycle. Chaque enfant reçoit quatre photos de paysage avec la consigne de les décrire. Quand chacun a fini le travail où l’on trouve chaque fois les éléments les plus « visuel-lement percutants », par groupe de quatre, il leur est proposé de mettre l’ensemble de leurs réponses en commun. On obtient alors un vocabulaire assez étendu. Proposons leur d’y mettre de l’ordre, puis complétons en amenant les grandes catégories descrip-tives des paysages et amplifions chaque catégorie lors d’une recherche commune. Nous obtenons ainsi les points de vue climat (ensoleillé, brumeux, enneigé, pluvieux, venteux…), relief (montagne, plaine, vallée, plateau, colline, littoral…), aménagement du territoire (naturel, urbain, rural, industriel), végétation (prairie, champ, forêt, désert, savane…), hydrographie (lac, rivière, fleuve, océan, marais…).
Il faudra, comme ci-dessus, définir peu à peu chaque catégorie et chaque terme, mais ces activités s’inscriront directement dans un ensemble organisé permettant de structu-rer la pensée de tous les enfants. Henri BASSIS écrivait « Tous les enfants sont ca-pables si en sont créées les conditions pour qu’ils le soient ». Cette expérience suffi-samment répétée, parmi beaucoup d’autres travaillant sur les techniques de pensée et appuyées sur les connaissances actuelles du fonctionnement mental, permet aux en-fants de reprendre confiance en eux. La contrôlabilité de la tâche, un des grands mo-teurs de la motivation, n’est plus attribuée au hasard, à la chance ou à l’humeur du professeur. Mais en plus, elle permet à l’enseignant de reprendre gout à son métier (expression fréquente lors des formations), parce qu’il n’est plus en échec devant l’élève dit en difficulté. Il se construit, lui aussi, de véritables outils d’aide aux appren-tissages.

notes:

[1B.M. BARTH, L’apprentissage de l’abstraction, Retz, 1987.

[2Cités par P.A. OSTERRIETH, Faire des adultes, Charles Dessart, 1966.

[3Cité par A. GRISAY, « Facteurs d’efficacité de l’apprentissage », Pilotinfo, mars 1996.

[41

[5Par exemple : T. NAZIR & A. REBOUL, « Quand le poivron devient concombre », Cerveau & Psycho n° 4, déc 2003-fév 2004 ou P. VERTSTICHEL, « Quand le monde perd son sens », Cer-veau & Psycho n° 25, janv-fév 2008.

[6Alain LIEURY, « La mémoire n’est pas la science des imbéciles », Les dossiers de Science et vie junior n° 32, avril 1998.