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Pédagogie Institutionnelle (PI) et Entrainement Mental (EM) : deux des grosses mamelles de CGé. Qu’ont-elles en commun ?

Plus je creuse les deux et plus je fais des ponts. Des références communes évidemment, les sciences humaines, la sociologie et la psychanalyse, mais pas seulement. Les deux sont d’abord une pratique au sens d’une praxis, les deux allient techniques et éthique.

Une praxis

L’EM (comme la PI), c’est d’abord une pratique de groupe, une pratique qui s’élabore avec le groupe et non pour lui par avance, une pratique de coéducation populaire. C’est une pratique qui se théorise (une praxis) en se pratiquant, ni expérimentation spontanée puisqu’elle se nourrit de 80 ans de pratiques – recherches, ni filiation soumise puisqu’elle se pratique avant de se théoriser.
Ni pratiques à suivre, ni théories à appliquer, l’EM (comme la PI) est une praxis au sens de Paolo Freire. L’EM part aussi de la situation existentielle (ou de l’expérience sociale) contingente des participants, une situation existentielle faite de rapports nécessairement dialectiques : ceux qui lient oppresseur et opprimé, formateur et participants, participants et culture dominante, participants et monde où ils vivent et une situation existentielle qui est faite de la situation institutionnelle et organisationnelle des participants. C’est en mettant une « parole dialoguée » sur cette situation existentielle et en agissant ensemble sur elle que l’analyse devient humanisante et émancipatrice.
L’EM (comme la PI) est éminemment pratique : c’est du concret de la vie qu’on part (Étape 1 : de quoi s’agit-il ?) et c’est sur le concret de la vie qu’on arrive (Étape 4 : que faire ?). Et si on théorise (Étape 2 : quel est le problème ?) et si on recourt aux théories (Étape 3 : pourquoi est-ce ainsi ?), c’est parce qu’il n’y a rien d’aussi pratique qu’une bonne théorie ! Pas de théorie générale qui s’applique à tout, mais de petits morceaux de vie rigoureusement et précautionneusement décortiqués et qu’on s’échine à rendre moins insatisfaisants.
L’EM (comme la PI) ne prétend pas apporter de solution, car les praticiens savent qu’il n’y a que des réponses. C’est bien parce qu’on refuse la solution finale, qu’on préfère travailler des réponses nécessairement imparfaites et inabouties, qu’on se sait condamné à travailler et retravailler ses pratiques dans le sens d’une humanisation et d’une émancipation imparfaites.

Des techniques

Des techniques ou plutôt des méthodes ou même une méthodologie générale dans les deux cas. Les techniques Freinet, aussi, sont bien plus que des techniques. Mais on aime bien les moyens mnémotechniques : pratiques — techniques – éthique et tac. Comme en EM : distinguer expériences partiales et expertises partielles ou encore les quatre étapes : s’impliquer — se compliquer — s’expliquer — s’appliquer !
Il y a bien plus qu’un truc dans la distinction entre points de vue (expériences partiales) et aspects (expertises partielles). Il y a d’abord la reconnaissance de la connaissance du « pauvre », la reconnaissance du point de vue de celui qui vit la situation, la reconnaissance à priori de tous les points de vue, y compris celui du « riche », mais en reconnaissant la partialité de chaque point de vue, en les situant, en tenant compte de la position sociale, de la situation existentielle de celui qui parle.
L’éclairage par les points de vue compte autant que l’éclairage par les experts (les aspects). Les experts ne sont pas mésestimés pour autant, mais on refuse d’accorder une autorité définitive et totale au spécialiste socialement reconnu. Ce qu’apporte un expert, et qui est important et mobilisé, est nécessairement partiel, limité au domaine de compétence de l’expert. Politiquement, c’est fondamental et pas si banal : reconnaitre et valoriser le vécu subjectif et l’intelligence de chaque acteur, surtout ceux qu’on écoute le moins souvent, et reconnaitre en en limitant le champ et en les articulant, les différentes expertises.
Et dans cette articulation des points de vue et des aspects, des expériences et des expertises, traquer les oppositions, en essayant de distinguer dans ces oppositions, les contradictions (oppositions entre un positif et un négatif), les paradoxes (situations impossibles) et les tensions (oppositions entre deux positifs qui s’excluent mutuellement), c’est aussi bien plus qu’un truc. C’est l’exigence dialectique (je préfère dire dialogique au sens de Morin), la volonté de considérer la condition humaine comme nécessairement et profondément traversée par ces contradictions, paradoxes et tensions et l’incapacité à en sortir autrement que par des bricolages insuffisants.
Encore une technique, bien plus qu’une technique : considérer que le problème est probablement aussi la solution ! Accepter que nous participons à l’insu de notre plein gré à produire nous-mêmes la situation concrète insatisfaisante que nous prétendons vouloir solutionner, accepter qu’il y a des profits tirés des insatisfactions et qu’apporter des réponses à ces insatisfactions entrainera nécessairement aussi des pertes. Le truc plus qu’un truc, c’est donc de chercher le problème derrière les insatisfactions qui nous satisfont...

L’entrainement mental est né avant la deuxième guerre mondiale dans le champ de l’éducation populaire avec Joffre Dumazetier. Dans le maquis, paysans et ingénieurs étaient ensemble et il a fallu inventer une méthode pour s’appuyer sur les expériences de tous pour organiser des actions efficaces et ne pas laisser de traces écrites. Après avoir résisté ensemble, les inégalités ne devraient plus persister. En lisant le manifeste de Peuple et Culture, on comprend qu’à l’origine de l’EM, il y a une révolte contre la séparation de la culture et du peuple, de l’enseignement et de la vie. De là est née une lutte pour changer l’éducation comme une entrée dans une autre forme de résistance, celle contre les déterminismes sociaux et les préjugés, par exemple.
Après la guerre, l’EM a continué à être porté par des hommes et des femmes qui étaient face à des situations de vie, de travail et d’organisation insatisfaisantes et sur lesquelles ils voulaient agir.
L’EM met en tension pratique et théorie (psychanalyse, sociologies, histoire, droit, philosophie…) dans un mouvement d’interrogations réciproques, visant à réduire l’écart entre savoirs savants et savoirs ordinaires, pour une autoformation dans un collectif émancipateur.
Et comme en Pédagogie Institutionnelle où les techniques ne sont rien sans le souci éthique de ne pas nuire, ici, avec de l’outil, il faut de l’exigence et de la patience. Et au-delà de situations concrètes et insatisfaisantes, c’est un entrainement à penser et analyser autrement pour viser à transformer la société plutôt qu’à y pallier.

Une éthique

Si, en PI, on s’efforce surtout de « ne pas nuire », en EM, on essaie d’être « le moins salaud possible »... Et ce n’est pas si facile. La tentation d’instrumentaliser l’autre nous guette toujours. On peut même instrumentaliser la PI et l’EM aussi pour sa propre jouissance aux dépens de l’autre. Il y a donc, en PI comme en EM, cette volonté, cette exigence par rapport à soi-même de remettre en question la place qu’on prend dans les relations humaines et les rapports sociaux. Et comme on sait que l’insu de notre plein gré, bien planqué dans son placard, nous pousse souvent à nuire et faire le salaud, on décide de se mettre soi et ses pratiques comme objet de travail et d’analyse par et avec le groupe.
En EM, l’évitement du dual – duel est également recherché. On annonce qu’on veut élucider, voir clair ensemble, plutôt qu’argumenter, avoir raison contre l’autre. La méthode, la multiplicité des aspects et des points de vue, la recherche de contradictions qui dépassent les personnes, la volonté d’envisager des explications multiples, de se permettre des hypothèses divergentes..., c’est tout cela qui en EM, fait médiation, suscite le désir de chercher plus loin, et empêche le dual.
Et il y a la question de celui qui amène la situation concrète insatisfaisante, qui est partie prenante et se livre au groupe. Fait-on son « procès » ? Oui et non. Ce n’est pas le procès de cette personne qu’on fait, mais le procès de l’animal-humaine condition qui est en cette personne comme en chacun de nous. Alors bien sûr, on peut s’estimer meilleur, différent des autres humains, estimer échapper à ce qui nous fabrique, nous humains, le psychologique, le sociologique, l’économique, l’ethnologique... Et c’est souvent vrai (sinon on ne participerait pas du tout à ce genre d’analyse réflexive). Mais l’idée est que nous tous, les uns un peu plus, les autres un peu moins, et sans doute chacun différemment, nous sommes pris par les mêmes bazars, psychologiques, sociologiques, économiques, ethnologiques... et que c’est le « procès » de ces bazars qu’on fait, et pas celui de la personne. Ce n’est pas si facile à accepter.
Ce sera plus facile à accepter s’il y a réciprocité. On insiste en EM, comme en PI, pour que chaque membre du groupe y passe, histoire de ne pas faire le voyeur habillé dans un camp naturiste et évidemment à la condition aussi que l’animateur l’ait lui-même vécu de nombreuses fois. Reste la question jamais résolue du jusqu’où va-t-on dans le questionnement, dans la nécessaire déstabilisation, d’autant que la jouissance de l’animateur de l’analyse EM, du responsable PI, risque toujours de s’en mêler. D’où l’exigence et la volonté que l’animateur, le responsable retravaille cela aussi, se livre aussi à un autre groupe ou au même.
L’EM et la PI sont aussi fatigants l’un que l’autre... 