Existe-t-il un lien intéressant entre un carnet de comportement de 1re primaire et le rapport de visite d’un stagiaire d’école normale ? Peut-on (doit-on) découvrir la présence d’isomorphisme entre ces deux situations ?
Dimanche, repas avec des proches. Le carnet de comportement d’Éloïse m’arrive. Depuis la maternelle, sur une dizaine de critères, elle a mis son autoévaluation (un bonhomme souriant ou non) et chaque madame y a ajouté son avis. Pour le critère « On peut me faire confiance », alors que la petite a dessiné un beau sourire, son enseignante actuelle, Mme Mireille, a placé un « Bof » sèchement appuyé d’un point d’exclamation. Sans autre accompagnement. En bas, un commentaire pour les parents : « Éloïse est une petite fille très stressée, très lente aussi. Il faut oser, être plus dynamique. »
Les effets du carnet
La maman ne le vit pas bien. La petite plus mal encore. Assez enjouée, consciencieuse et plutôt performante sur le plan des apprentissages évalués, elle commence à détester l’école et y va parfois à contrecœur, avec une boule au ventre. Elle n’a pas 15 ans et l’envie de parcourir le monde hors de cette école qui n’est que le reflet des décisions arbitraires prises par une génération d’adultes qui ne pensent qu’au profit et non au bonheur et à la planète... Non, Éloïse a 6 ans et est en octobre de sa 1re primaire. Mais elle perd le gout de l’école à cause du rapport avec son enseignante. Ce « bof ! » est aussi cassant qu’impossible à utiliser pour les parents ou l’enfant.
Pourquoi cette enseignante rend-elle à son élève un carnet incompréhensible dont le seul but semble être de pouvoir affirmer, en fin d’année, un « on vous l’avait dit » ? C’est comme dire : « Salut, t’as pas bonne mine, faut que ça change ! » et ne pas attendre la réponse de la personne en face, ni chercher comment l’aider. Dans ce cas, on est poli et on a sa conscience pour soi, ravi de ce strict minimum qui permet de bien dormir. A-t-elle réfléchi à comment rendre cet « avertissement » utile ? Mme Mireille n’est-elle pas payée pour aider l’élève, pour remplir la première mission de l’école définie par le décret Missions : Promouvoir la confiance en soi et le développement de la personne de chacun des élèves ?
Passée ma colère, je me demande ce qui, en dehors d’un manque de formation relationnelle ou d’une attitude volontairement sadique de cette enseignante, peut bien guider sa (mé)conduite. Pour essayer de comprendre, voici une autre anecdote.
Sorciers ou bienveillants ?
Pour le moment, je fais des visites de stage d’étudiants en 3e année de formation. En tant que pédagogue, autant dire que je suis « attendu » par les maitres de stage, ceux-là mêmes qui savent que les pédagogues sont souvent une bande-de-sorciers-de-l’enseignement-prétentieux-exprimant-trop-souvent-pourquoi-la-leçon-qu’ils-viennent-de-voir-est-désatreuse-et-parfois-comment-il-faut-évidemment-faire. Je ne peux l’assurer, mais je pense que l’avènement des sciences de l’éducation a pu engendrer une nouvelle identité chez certains psychopédagogues. Une identité « légitimée » par le corpus scientifique, et qui ne se démarque pas de la triste et terrible image véhiculée, alors à juste titre, par certains enseignants. Soit.
J’observe deux étudiants à la suite. Après ces deux heures, durant la récréation, je fais mon feedback à chacun des étudiants, séparément et sous le regard, sourcils froncés et attitude protectrice, des maitres de stage. D’emblée, je demande à l’étudiant comment il se sent, en un mot, après sa leçon. Nous enchainons avec ce qu’il conserverait s’il devait la redonner et ensuite ce qu’il changerait. Une fois qu’il s’est exprimé, je lui lis mes notes selon les six dimensions présentes dans le rapport de notre école. J’y souligne les points positifs, ceux qu’il faut améliorer et j’ajoute à ces derniers des propositions pratiques que je soumets à l’avis du stagiaire et à l’expérience de l’enseignant. Je rends juste mon rapport ostensible. Les maitres de stage peuvent intervenir, l’étudiant aussi. Je rectifie mes notes lorsque j’ai un nouvel élément.
Une fois cela terminé, j’ai trois questions récurrentes : « Me suis-je trompé ? » (et si oui, où ?) « Ai-je oublié quelque chose ? » (une chose dont l’étudiant est content que je n’aurais pas notée) et « Comment te sens-tu après ce feedback ? ». Je peux encore rectifier mon rapport à ce moment-là. Le rapport fini, je demande à l’étudiant si mon apport est utile et au maitre de stage ce qu’il pense de mon feedback.
Cette fois, les deux étudiants ont exprimé son utilité. Ils se sont sentis plutôt « boostés » pour la suite, ayant pris note de certaines parties et notamment des propositions d’amélioration. Ce n’est pas toujours le cas : certains se sont déjà sentis plus mal après mon feedback ou ont jugé mon apport inintéressant. Lorsque mon action entraine un sentiment de déconvenue, je continue le travail avec l’étudiant pour ne pas le laisser dans cet état. Je ne suis pas payé pour casser des gens, au contraire.
Les maitres de stage ont estimé intéressant le travail de feedback avec les stagiaires et les questions de la fin. Ils ont vécu trop de visites de pédagogues qui ressemblaient à une « entreprise de démolition organisée laissant des étudiants en petits morceaux… » Je les quitte content d’atténuer notre image de sorciers et d’améliorer les relations avec nos collègues que sont les maitres de stage !
Pourquoi soutenir un stagiaire ?
Mais une autre utilité de ce type de travail me saute aux yeux, affectivement plus importante. Mme Mireille n’a-t-elle pas simplement vécu dans un système de formation qui lui a exprimé la valeur de la remarque courte et précise (comme un coup de sabre), des commentaires percutants (parce qu’ils touchent profondément), du feedback qui fait grandir (parce qu’il permet de dépasser ses pleurs et sa tristesse)… Peut-être a-t-elle accumulé les expériences, avec ceux qui la formaient et l’évaluaient, qui lui ont permis d’associer maltraitance ciblée et apprentissage ; elle pourra difficilement s’en défaire sans un gros travail personnel. Mon vécu d’étudiant d’école normale m’a fait vivre une situation dans laquelle j’ai été en 50 minutes, un éclair de visite, brisé au point de vouloir tout arrêter. Ce genre d’expérience marque la mémoire au fer (au « bic ») rouge.
Depuis des décennies déjà, et donc depuis l’époque où Mireille a été formée, les pédagogues et formateurs d’enseignants connaissent l’impact de la confiance en soi sur l’apprentissage. Je pense donc qu’elle a dû en entendre parler, voire l’étudier. Mais manifestement, ce qu’elle en a retenu, c’est la facette vécue, pas celle enseignée. C’est ici qu’agit l’isomorphisme. Philippe MEIRIEU l’exprime ainsi : le principe d’isomorphisme signifie que les enseignants ne font jamais avec leurs élèves ce qu’on leur dit de faire, mais ce que l’on fait avec eux [1]. Bien sûr, je ne suis pas certain de la formation qu’elle a reçue mais, vu la manière dont elle rédige ses commentaires, je suppute un lien qui ne me semble pas saugrenu entre les feedbacks reçus sur ses prestations et ceux qu’elle assène à ses élèves.
Cela me renforce dans l’idée que nous, formateurs d’enseignants, ne devons pas nous retrancher derrière nos connaissances disciplinaires, mais mieux agir en faisant continuellement vivre à nos étudiants ce que nous voudrions qu’ils fassent vivre aux leurs, et ce, dans les détails aussi. En visite de stage, se montrer exigeants, mais aussi encourageants, axés sur l’objet examiné, mais considérant le sujet observé, éclairés par nos compétences mais doutant de notre impact, est essentiel. Pas pour l’éloge ou la sympathie. Non, la justification prioritaire de l’isomorphisme, c’est le développement harmonieux des petites sœurs d’Éloïse qui auront à subir, ou profiter, des feedbacks des futurs enseignants que nous aurons plutôt jugés, évalués, blessés, aidés ou fait grandir.
[1] Ph. MEIRIEU, Former des enseignants pour une école démocratique. Pourquoi ? Comment ? Vers une formation par le projet en alternance, Conférence du Ministerio de educacion y cienca, El protagonismo de profesorado, Madrid 25 octobre 2005. www.meirieu.com/OUTILSDEFORMATION/alernanceprojet.ppt, consultée le 24 octobre 2009.