Quelles pratiques langagières d’enseignant pour quelles pratiques langagières scolaires d’enfants de petite section d’école maternelle ?
Pendant deux ans, je suis allée observer les pratiques, pendant une demi-journée, dans quatorze classes de petite section, à trois moments dans l’année (début, milieu et fin). J’ai recueilli un corpus de données assez large, d’une part par la diversité des publics accueillis dans les écoles (milieu rural, urbain et les classes en ZEP) et d’autre part, par la diversité des situations langagières : une situation d’apprentissage pour les élèves, un regroupement des enfants autour de rituels (date et météo) et des moments de collation. J’ai noté des disparités énormes, dans les usages de la langue des enfants. Les enfants des milieux po-pulaires montrent, à l’école, un rapport pragmatique au langage. Il n’est point be-soin de produire de « belles phrases » relevant de la structure normalisée de l’écrit. Les enfants de milieux favorisés, qui entendent, depuis leur plus jeune âge, des lectures d’albums, des comptines et qui sont invités à dire ce qu’ils veu-lent, ce qu’ils pensent, sont familiers des usages scolaires du langage [1].
J’ai cherché à voir s’il y avait des styles pédagogiques, dans les manières de parler des enseignants. Méthodologiquement, il s’agissait de repérer des tendances, dans les adresses des enseignants aux enfants, et de les confronter à des cadres théoriques d’analyse. Ces « styles », distingués ici, permettent de nommer un ensemble de ma-nières de dire produites dans un contexte, sans préjuger des pratiques langagières d’un enseignant, tout au long de la journée de classe. C’est ainsi qu’on peut distinguer trois tendances majeures, dans les mises en mots des enseignants, en petites sec-tions.
Un enseignement implicite
L’enseignement peut être implicite quand les manières de dire des enseignants sont liées à leurs manières culturelles, sociales et familiales. Par exemple, un collègue de CP passe une demi-journée, dans la classe de petite section, et dit, en concertation : « OH lala ! Ces enfants-là, ils n’ont même pas appris à découper dans la famille. » Dans les implicites des images qui collent à l’école de cet enseignant, l’enfant devrait absolument connaitre les outils de l’école, ce qui fait école. On sait que ceux qui sa-vent déjà, ce sont les enfants de certains milieux. Dans ce cas-ci, nous étions dans une école en ZEP. Cet implicite pose problème parce qu’il est lié à ce que je sais ou pense qu’il faudrait que les enfants sachent. Derrière l’implicite, on ne met pas en mots tout ce qui nous semble une évidence, pour nous-mêmes, et on pense que tous les élèves doivent savoir, car autrement, ils sont déficients.
Dans cet enseignement implicite, les manières de dire des enseignants se marquent par beaucoup de questions [2], pour lesquelles ils n’attendent pas nécessairement de réponses : ils sont trop petits, ils sont d’un milieu où de toute manière ils ne savent rien, et donc il va falloir tout leur apprendre. Mais les enfants comprennent avant de parler. À trois ans, même s’ils ont compris, ils ne répondent pas, car le concept de question-réponse, il s’apprend lui aussi.
J’ai observé une activité d’apprentissage où les élèves devaient mettre par paire les images identiques de feuilles d’arbres. L’enseignant disait : « C’est pareil. » « Allez, on cherche, c’est pareil. » Il ne formulait pas les mots du savoir et intervenait directement en montrant les images. Quand je demandais aux enfants ce qu’il fallait faire, certains montraient sans qu’aucun son ne sorte de leur bouche. D’autres répétaient : « Pareil, pareil. »
Dans ce type de situation, les enfants dont les pratiques langagières sont le plus éloi-gnées de la langue de l’école vont devoir se débrouiller. Ils font rapidement, puis ils défont tout. Ils refont et montrent à l’enseignant. Ils sont dans la manipulation, en utili-sant peu de mises en mots. Seuls les enfants ayant construit, dans le milieu familial, un rapport à l’école et ses attendus, comme celui de « parler à l’enseignant », com-prendront qu’en classe, il leur est demandé de parler en nommant, en explicitant les objets dans des contextes variés.
Certains enseignants font un effort de nomination et de clarté dans la consigne, lors de leur préparation de cours, puis, quand ils interviennent en classe, ils ne parlent quasi pas, mais ils montrent. L’enfant agi par imitation, il prend une image et en change. Il réagit sans réfléchir. Plus tard, quand on lui demandera « Es-tu sûr ? » Systématique-ment, il changera, dira « Euh ! Non ! » Il aura intégré que si l’enseignant lui pose la question, c’est qu’il s’est trompé.
Un enseignement explicite
Dans ce paradigme, on est sur la forme et majoritairement dans l’utilisation d’un dis-cours régulateur. L’enseignant intervient auprès des enfants au pas-à-pas de la dé-marche prévue. Chaque enfant est amené à mettre en œuvre, dans les actes et dans les mots, la manière de faire de l’enseignant.
Par exemple, dans une activité mathématique où il faut lancer un dé et mettre autant d’images que le nombre indiqué, l’enseignant va dire : « Il y a combien de points ? On va les compter : un, deux, trois. Maintenant, il faut que tu prennes trois images. Une, deux, trois. Puis tu vas les coller. » Les interventions langagières portent sur une pro-cédure, comme si c’était la seule pour y arriver. Les élèves vont souvent être dans l’attente parce que la maitresse doit valider, pour qu’ils puissent aller sur le palier sui-vant. L’enseignant est focalisé sur la manière de s’y prendre et non sur les chemine-ments de la pensée des enfants. Les mots ne servent qu’à la tâche et à sa validation, ce qui empêche les élèves d’entrer dans l’activité et d’apprendre le langage scolaire.
Un enseignement accompagnant
Ici, l’enseignant utilise des démarches de construction permettant de mettre les élèves en activité. Il donne à entendre, dans les mises en mots, un accompagnement des cheminements de la pensée.
Dans une situation de travail [3] avec des paires de feuilles d’arbres à reconstituer, une enseignante demande : « Pourquoi mets-tu ces deux images ensemble ? » « C’est parce qu’elles sont copines. » L’élève utilise les mots qu’elle possède, on voit qu’elle a compris le sens. L’enseignante reprend « Est-ce que tu veux dire que ce sont les mêmes, qu’elles sont identiques ? » « Oui. »
Au début de la séance, un petit garçon n’était que dans la monstration. Au moment du placement des images, lorsque l’enseignante le sollicite pour expliquer pourquoi il les a disposées de cette manière ; il se précipite pour les changer. L’enseignante lui dit : « Non non, je ne t’ai pas dit si ça allait ou pas, je t’ai juste demandé de me dire pour-quoi tu les avais mises comme ça ? » Elle les remet comme il les avait mises, au dé-part, parce qu’il les avait bien mises par paires. L’enfant ne sait pas trop puis, tout d’un coup, il dit : « copine ». Il reprend le mot de la camarade. Elle lui dit : « Oui, tu as rai-son, tu as fait comme Léonie. Tu as mis l’une à côté de l’autre les images identiques, celles qui ont le même dessin. » Elle précise. Quand il a fini le collage, elle redemande à chaque enfant du groupe de reformuler. La petite fille qui avait dit « copine » au dé-but du travail, dit : « C’est les mêmes. » Elle utilise donc un des mots de la maitresse. Le petit garçon, lui, hésite. Il reprend : « feuille » pour la désignation du dessin et tout de suite après, dit : « Ah oui, mêmes, mêmes feuilles. » En fin de séance, il arrive à avancer.
On voit que, quand l’enseignant accompagne le cheminement des enfants et utilise des mots de l’activité intellectuelle et du savoir, les élèves peuvent s’approprier les manières de dire. L’enseignant propose des mises en mots qui permettent aux élèves d’entendre les cheminements singuliers des autres et de les confronter pour résoudre un même problème.
Il est nécessaire que les enfants de trois ans aient la possibilité d’entendre et de prati-quer le langage scolaire. Des enseignants proposent aux élèves une situation d’explicitation de ce qu’on va faire : de la nomination des ateliers à l’explication et au rappel de ce dont il s’agit. Si un enfant commence et n’arrive pas à trouver les mots, il s’arrête et, parfois, un grand silence s’installe. L’enseignant va pouvoir intervenir : « Est-ce que tu veux dire que… ? » et proposer des formulations aux enfants.
C’est une question de posture plus que de consigne. À la fois, il faut, si je pose une question, prendre le temps pour la formulation de réponses, sinon on empêche les enfants de penser. Et à la fois, il faut mettre en place des situations [4] qui posent pro-blème aux élèves. C’est parce qu’il y a un problème qu’il va y avoir le désir et l’envie de le résoudre. Les enfants sont curieux. Le risque, c’est que l’école éteigne cet élan d’aller de l’avant par des manières de faire et de dire qui ne prennent pas en compte cette curiosité.
Quelques fois, on est surpris, d’où la difficulté du métier, et qui plus est en maternelle, car on n’a pas forcément les outils d’analyse et de compréhension des enfants de cet âge-là. Les enfants peuvent être arrêtés par un problème qu’on n’aura pas anticipé. Est-ce que je leur dis : « Mais non, ce n’est pas ça. » et l’on passe à autre chose ? Ou est-ce que je leur dis : « Là, vous me posez une colle, il faut que je réfléchisse. Je vais l’écrire et l’on en reparlera. » Les enfants pourront appréhender, dès le plus jeune âge, que l’école est un lieu où on cherche et où on construit à plusieurs des savoirs.
Voilà ce que j’appelle une posture : savoir écouter, savoir se taire et savoir reformuler. Puisque tous sont capables, on peut partir de tout ce qui arrive.
[1] Équipe ESCOL, sous la direction d’É. BAUTIER, Apprendre à l’école, apprendre l’école. Des risques de construction d’inégalités dès l’école maternelle, Éditions Chronique sociale, 2006.
[2] S. CHEVILLARD, Des pratiques langagières différenciatrices dès la petite section d’école ma-ternelle, Colloque Rennes, novembre 2008.
[3] 3
[4] C. PASSERIEUX, Pratiques de réussite pour que la maternelle fasse école, Chronique sociale, 2011.