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Et si l’évolution du cours d’Étude du Milieu dans le libre était représentative des effets pervers du pilotage actuel, aboutissant, pour les enseignants comme pour les élèves, à l’interdiction de chercher et penser...

En 1980, les cours d’histoire et géographie sont remplacés en 1re et 2e secondaire dans le libre par un cours interdisciplinaire intégré avec un programme très novateur : l’Étude du Milieu. _ Ce n’est qu’en 1988 que les premiers enseignants formés aux sciences humaines sont diplômés. Actuellement, la majorité des titulaires du cours n’ont pas reçu la formation pour le donner et le titre est peu reconnu. Le programme a été plusieurs fois remanié et sa suppression plusieurs fois annoncée [1]...

Un cours sans contenu

Le programme de 1980 ne parle ni de savoirs ni de compétences mais il impose un objet d’études ! Il s’agit des milieux de vie (l’école où on vient d’entrer, un quartier urbain, « Il n’y a plus d’objet vivant, il n’y a plus que des contenus morts. »un village ardennais...), et donc de partir du concret et de mobiliser le savoir pour comprendre la vie. Il ne demande pas d’enseigner des connaissances de sciences humaines, mais de faire des sciences humaines. Il a ainsi 20 ans d’avance sur la didactique des sciences qui préconise aujourd’hui d’apprendre à penser scientifiquement plutôt que d’enseigner les acquis des sciences [2].
En imposant l’objet et la finalité : comprendre le monde pour y agir et le rendre meilleur, il indique une priorité, un ordre et une condition. Une priorité : c’est la démarche qui compte, il s’agit d’apprendre à chercher et à penser de manière autonome et critique. Un ordre : on part du réel pour aller vers le savoir (Observer – questionner – chercher – construire – vérifier). Une condition : le sens, ne mobiliser que les savoirs qui permettent de comprendre le milieu étudié.
Le programme estime qu’en cherchant à comprendre l’évolution et les enjeux d’une dizaine de milieux différents, on sera amené à mobiliser les savoirs de base et à entrainer les compétences. Il estime aussi que si certains savoirs ne sont pas enseignés, ce n’est pas important puisque c’est l’entrainement de la pensée qui compte et qu’il reste des années pour envisager les autres.
Mais les enseignants étaient préparés à enseigner des contenus, pas à étudier un objet : ils se sont donc inventé des contenus et la date de construction de la chapelle de l’école a remplacé celle de la bataille de Marignan... Les savoirs étaient morts à nouveau et en plus insignifiants.

Un contexte révolutionnaire

Ce cours ne nait pas du hasard. C’est l’époque où Jacques RIFON est secrétaire général du SEGEC et où le MOC noyautait les institutions scolaires catholiques. Ces acteurs étaient habités par les révolutions épistémologiques et les changements de paradigmes de l’époque.
Entre 1970 et 1980, on pourrait dire que l’histoire, la géographie et la pédagogie ont fait leur révolution. La Nouvelle Histoire [3] veut renoncer aux « trois idoles » : « l’idole politique », l’histoire et la justification des pouvoirs en place, « l’idole individuelle », l’histoire faite par les individus et « l’idole chronologique », la quête des racines et des origines. Elle se veut désormais économique et sociale.
La géographie humaine ne veut plus restituer l’espace à une échelle unique, « naturelle » et aseptisée, mais l’interpréter en jouant sur des échelles multiples. Puisque la géographie était politique sans se l’avouer, elle doit désormais reconnaitre cette dimension et construire les cartes des phénomènes industriels ou urbains, de la répartition spatiale du capital, des stratégies des multinationales ou des phénomènes de ségrégation spatiale…
Les mouvements pédagogiques (DECROLY, FREINET) jusqu’alors réprimés sont tout à coup reconnus. L’élève n’est plus objet d’enseignement mais sujet de ses apprentissages. L’élève n’apprend plus pour donner des réponses attendues, mais pour remettre en questions. En histoire – géographie, il n’est plus objet d’instruction civique pour devenir un bon patriote, mais sujet d’émancipation citoyenne pour devenir un CRACS [4].
Les modèles culturel, social et économique qui ont prévalu pendant les 30 glorieuses sont remis en question. L’écologie apparait en politique, l’environnement et les problèmes d’aménagement du territoire sont pris en compte. Tout était mûr pour un bon cours d’Étude du Milieu, sauf les parents, les directions d’école et les enseignants qui n’aiment pas les CRACS...

Un cours sans objet

Aujourd’hui encore, la majorité des titulaires du cours ne disposent pas de la formation pour le donner. Les directions méprisent ce cours qui sert pour eux à compléter les horaires des professeurs d’autres disciplines. La hiérarchie du réseau a repris les choses en mains, elle a réécrit le programme.
Les enseignants non formés sont rassurés : les contenus à enseigner et évaluer sont précisés, mais l’objet et le sens ont disparu. C’est l’étude du milieu sans milieux, l’étude du milieu humain sans humains, l’étude des dates et des frontières sans territoires, l’étude des modes de vie sans vie et sans acteurs, l’exercice de la critique sans enjeux et de l’échelle sans cartes.
Les enseignants pratiquent répétitivement la technique de critique historique sur des « sources » prévues pour cela mais « étudient » Louvain-La-Neuve en recourant à une seule source (l’UCL) sans jamais se demander si l’auteur qu’on n’identifie pas ne pourrait pas avoir des intérêts sur la question... Pour les savoir-faire, le « comment » est entrainé sans travailler le « quand » ni le « pour quoi ».
On fait en 50 minutes l’histoire de la bière ou du vêtement, dans l’unique but de répéter les périodes conventionnelles de l’histoire, sans jamais donner sens aux « repères » sacralisés. On fait en 50 minutes l’histoire de l’agriculture du néolithique à nos jours sans entendre les cris sous les fenêtres des manifestants producteurs laitiers, sans parler de la PAC ni de l’OMC. Idem pour la métallurgie et les métallos. Pour les savoirs, le « quoi » est mémorisé sans travailler la mise en relations de ce « quoi » avec d’autres savoirs et avec le réel interrogé, ces deux mises en relations pouvant seules lui donner sens.
Il n’y a plus d’objet vivant, il n’y a plus que des contenus morts.

Une école sans intelligence

Le pilotage de l’enseignement est aujourd’hui dominé par la peur et l’angoisse : la peur des résultats aux évaluations internationales pour les pilotes, l’angoisse des résultats aux examens pour les parents, la peur des sanctions administratives et des pertes de clientèle pour les établissements et les réseaux, la peur des inspections pour les enseignants et la peur des interros pour les élèves...
Plus on a peur et plus on précise pour se rassurer les contenus contrôlables des apprentissages. Dans ce travail d’objectivation, l’objet sur lequel le savoir devrait opérer et les compétences s’exercer ne peut que disparaitre parce que trop difficilement objectivable et contrôlable. Surtout bien sûr lorsque les objets, les savoirs et les compétences prescrits sont totalement incompatibles.
Comment comprendre aujourd’hui un milieu rural (objet) en faisant abstraction de la mondialisation et en renonçant à identifier les acteurs mais en insistant sur les rapports entre suzerains et vassaux et sur les coordonnées géographiques (savoirs), tout en s’entrainant à rechercher dans différentes sources des informations utiles pour comprendre le mode de vie étudié (compétence)... On ne peut le faire qu’en renonçant au sens de ce qu’on fait.
Cela tombe bien. En mobilisant son intelligence en Étude du Milieu, on contribuerait à la formation de citoyens critiques : qui le souhaite ?

notes:

[1Pour une intéressante présentation historique du cours, voir Christian PATART, 25 ans d’étude du milieu http://www.etudedumilieu.be/Edm%2025%20ans.pdf

[2Voir par exemple la présentation des orientations pédagogiques de l’ASBL Hypothèses http://www.hypothese.be/page-methodes.html

[3Avec Jacques LE GOFF, Pierre NORA, Paul VEYNE, François DOSSE, Emmanuel LE ROY LADURIE, François FURET, Fernand BRAUDEL,…

[4Citoyen Responsable, Actif, Critique et Solidaire.