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Monsieur, Monsieur… Il ne veut suivre que ses idées, il ne laisse pas la parole aux autres… On n’est pas d’accord sur ce qu’il faut faire et on se dispute sans arrêt, ça n’avance pas… Il ne dit jamais rien, il ne fait que suivre…

C’est face à ces paroles d’enfants de treize ans que j’ai expérimenté pour la toute première fois le jeu Urbanistes en herbe [1] avec mes classes de deuxième année secondaire pour aborder avec eux l’aménagement du territoire.
Dans celui-ci, les élèves sont placés dans la situation d’un conseil communal chargé d’aménager un territoire fictif qui se rurbanise. Cent-vingt nouveaux habitants s’installent et il faut leur trouver de quoi vivre dans ce milieu déjà occupé par une population. Une réflexion autour de la qualité de vie pour les habitants par l’intermédiaire de questions relatives à l’environnement, au vivre ensemble, au logement, à l’activité économique, à la mobilité et aux services est à l’ordre du jour de ce conseil.
L’idée est de les faire jouer dès septembre, afin par la suite d’associer les différentes séquences et les temps d’apprentissage, pour aboutir à un projet de fin d’année sur l’étude d’un milieu bien réel. L’aménagement du territoire devient un outil au service d’une réflexion sur le vivre ensemble avec, en toile de fond, le concept ambitieux et discuté de développement durable.

C’est en forgeant que l’on devient forgeron…

Un des objectifs est de mettre le plus souvent possible les élèves dans des situations dans lesquelles ils sont acteurs de ce monde, ce dont ils sont capables dès leur plus jeune âge. Ils ne doivent pas simplement apprendre des compétences, des savoirs, des savoir-faire et des savoir-être qu’ils utiliseront de manière hypothétique plus tard, mais bien de les mobiliser dès à présent dans des situations idéalement réelles.
Oui mais, justement, ces jeunes élèves sont-ils outillés pour vivre l’expérience de négocier une action commune et de prendre des décisions de manière démocratique ? Cet aspect essentiel de l’action politique et citoyenne ne fait pas partie des consignes et documents accompagnants le jeu et ne fait pas partie, pour la plupart des élèves, d’une posture travaillée précédemment. Comment les aider à pratiquer le débat de manière non violente et constructive, en tenant compte des arguments et des points de vue divergents ? Comment sensibiliser à la complexité et à la conflictualité du réel ? Comment les amener à faire des choix en faisant le deuil d’une solution idéale et permanente pour tous ?

De la théorie à la pratique…

Faisant suite aux diverses difficultés, j’ai tenté de nourrir ma réflexion sur ces questions complexes par deux expériences vécues dans ma carrière de professeur.
La première m’a fait revenir quelques années en arrière, durant des études à la FOPES [2] pour lesquelles j’avais choisi comme sujet de mémoire, l’étude d’une association regroupant des habitants bénévoles qui souhaitaient agir sur les effets dévastateurs, selon eux, de la rurbanisation sur le paysage de leur Pays de Herve. Ils souhaitaient peser sur les décisions politiques et se réunissaient régulièrement pour négocier et planifier des actions allant dans ce sens. Tout en participant en tant qu’observateur à plusieurs de leurs réunions, je me suis intéressé à la manière dont ils tentaient de prendre des décisions.
À partir de points de vue et de visions différentes sur l’analyse de la situation et les actions à mener, ils essayaient de construire en négociant ensemble une position acceptable pour tous. S’ils n’y arrivaient pas, ils passaient au vote à la majorité simple. De ces deux modes décisionnels, celui de la négociation permettait de produire une décision conjointe et mieux investie par tous les membres de l’association.
Pour privilégier ce processus décisionnel, ils utilisaient une méthode et des principes :
• Le président de séance commençait par rappeler les objectifs de la discussion ;
• Ensuite, il organisait un tour de table pour que ceux qui le souhaitent puissent avancer leurs arguments ;
• Après ce temps d’écoute, il distribuait la parole pour d’éventuelles questions et/ou remarques ;
• Il essayait ensuite de synthétiser les options pour que le groupe en choisisse une ;
• Il relançait le débat si nécessaire ;
• Si le groupe, une dizaine de personnes, ne parvenait pas à trouver un accord, par souci d’efficacité, il passait ensuite à un vote. Chacun pouvait y participer et il n’y avait pas de voie préférentielle.
La seconde expérience fait plutôt appel à une pratique des travaux de sous-groupes, avec un outi [3] utilisé pour les réguler. Plusieurs profils négatifs peuvent se dégager dans une dynamique de travail en sous-groupes. Il y a ceux qui monopolisent la parole et les idées, ils décident de tout et laissent peu de place aux autres. Il y a ceux qui exécutent les tâches qu’on leur donne parce qu’ils ont une compétence particulière, une belle écriture par exemple. Ils produisent, mais ne réfléchissent pas ou peu. Il y a ceux qui empêchent le travail par des perturbations continues, ils pensent surtout à s’amuser. Et enfin, il y a ceux qui restent à l’écart et ne font rien.
Pour empêcher le développement de ce type de pratiques au sein des sous-groupes, l’outil propose de tenter d’y remédier en suivant cinq points :
• Fixer des objectifs non négociables. On est là pour produire quelque chose, mais aussi, et surtout pour apprendre. On est invité à faire des choses que l’on croit ne pas savoir faire et à s’entraider (la loi du groupe) ;
• Organiser des rôles positifs au bon fonctionnement du sous-groupe (un animateur, un secrétaire, un gardien du temps…) ;
• Organiser un temps de régulation des sous-groupes ;
• Laisser le groupe se permettre d’avoir des temps pour parler, faire autre chose que produire ;
• Établir une dissociation très claire (en temps imparti) des moments de production, de régulation et de socialisation.
Ces cinq points s’utilisent, en tout ou en partie, en fonction de l’importance de la production et du temps de travail qui doit y être consacré. Je décide de croiser les acquis de ces deux expériences pour outiller le jeu d’un volet négocier une action commune et pour prendre des décisions de manières démocratiques.

Un an plus tard…

Nous voilà déjà en septembre de l’année suivante, mais avant de faire plonger mes nouvelles classes dans le jeu Urbanistes en herbe, je fixe les objectifs et explique les règles.
Il faudra présenter à l’ensemble de la classe le résultat de quatre heures de jeu, par l’intermédiaire d’une photographie du milieu aménagé et d’un tableau comprenant les résultats en nombre de logements, d’emplois créés tel que demandé dans le règlement. Celui-ci sera accompagné de minimum trois lignes directrices ou trois principes en termes d’aménagement du territoire que vous avez suivis pour améliorer la qualité de vie des habitants.
Avant de jouer, il faut attribuer aux membres du sous-groupe, les quatre rôles du conseil communal et les tâches qui aideront à travailler ensemble. Il faut un animateur et un gardien des objectifs, un secrétaire, un gardien du temps et responsable bonne humeur, un relai auprès du professeur et des autres sous-groupes.
En termes de fonctionnement du groupe, il faut poursuivre ces objectifs :
-  Chacun est là pour apprendre : il est donc invité à faire des choses qu’il ne sait pas faire ou n’a jamais réalisé et doit prendre une initiative personnelle ;
-  Chacun à son tour doit donner une idée d’aménagement avec une justification. Il est invité à donner un avis argumenté à la proposition ;
-  Le groupe doit favoriser l’échange, le débat et la négociation avant de décider ;
-  Si le débat s’éternise après avoir fait le tour des idées et des avis de tous les participants, l’animateur doit proposer un mode alternatif de décision (vote et s’il y a égalité des voix, trouver une autre solution) ;
-  La violence verbale ou physique est totalement interdite. ;
-  Un temps de régulation du sous-groupe à l’aide d’un outil sera proposé par le professeur après les deux premières heures de jeu.

Pierre, papier, ciseaux…

Que retenir de cette seconde expérience ? Il me semble que les différents sous-groupes ont travaillé de manière plus sereine et ont fait preuve d’une dynamique de négociation. Quant au respect des règles de fonctionnement des sous-groupes, plus le temps avançait et plus ils tendance à oublier les règles. Mais ils restent des enfants et le naturel revient au galop, il n’est pas certain d’ailleurs que ce soit une question d’âge ! Pour l’anecdote, la règle la plus souvent utilisée en cas d’égalité dans le vote était le jeu Pierre, papier, ciseaux.
Nous avons continué le plus souvent possible à négocier ensemble, à prendre des décisions en utilisant des procédures et principes démocratiques. Les moments mis en place pour travailler ont été multipliés (conseil de la classe, projets…). Ces apprentissages essentiels demandent du temps, beaucoup de temps. Pour la deuxième exploitation du jeu Urbanistes en Herbe, il a fallu deux heures en plus que pour la première fois. Mais le jeu n’en vaut-il pas la chandelle ?

notes:

[2Faculté ouverte de politique économique et sociale.

[3D. Watelet, fiche technique n° 2 : travailler en groupe.