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Accueil / Publications / TRACeS de ChanGements / Rubriques hors dossiers / Pigeons / Pigeons 11. À l’insu de notre plein gré

« Gaspillage de talents » : c’est le titre interpelant que la Fondation Roi Baudouin a donné à une étude qui décortiquait les résultats de l’enquête PISA de 2009 [1]. Un langage clair pour parler d’une triste réalité : notre système scolaire, mal organisé, produit de la relégation, de la ségrégation et aboutit à un scandaleux gaspillage des intelligences et des talents. Les principales victimes de cette véritable usine à gaz sont les enfants des familles pauvres.

Il y a un gaspillage énorme : des retards qui coutent la peau des fesses (au moins 420 millions), des abandons sans qualification, mais surtout une perte d’estime de soi et de confiance en soi dans le chef d’enfants qui ne sont pas nés avec, à côté de leur berceau, la caisse à outils du futur écolier (livres, musique, jeux éducatifs, parents maitrisant la langue de l’école). Sans parler du découragement ou de l’épuisement de pas mal d’enseignants qui travaillent dans des conditions inadéquates.

L’état du pigeonnier

Le mal n’est pas nouveau. Qu’a-t-on entrepris pour y porter remède ? Détour par Paris. En 1981, Alain SAVARY, le ministre de l’Éducation de François MITTERAND, prend une 1re mesure qu’il veut hautement symbolique : la mise en œuvre de zones d’éducation prioritaires (ZEP). Il martèle dans tous les médias et dans tous les hémicycles qu’il s’agit de « donner plus à ceux qui ont moins ». C’est indiscutablement la priorité du ministre et il le fait savoir par tous les moyens.

Chez nous, c’est à la fin des années 80 qu’un lobbying associatif obtiendra qu’un ministre libéral propose un décret « ZEP à la belge », adopté dans une grande discrétion. Peu de moyens, mais des initiatives intéressantes de travail en zones avec tous les acteurs éducatifs des quartiers défavorisés. Quelques belles expériences fragiles qui seront stoppées par une ministre socialiste ! Et bientôt les ZEP seront rebaptisées « discrimination positive » (D+). Finie la « priorité », un mot clair : l’éducation est prioritaire et, en son sein, il y a des zones prioritaires. Un langage que chacun peut comprendre. Un projet démocratique.

Mais il faut positiver, bannir les mots qui pourraient sentir la stigmatisation des élèves et des écoles. Comme si les jeunes ne se rendaient pas compte qu’ils sont parqués dans des écoles « poubelles » (eux seuls ont le droit de le dire) et que leur avenir est bouché. Au gout de certains, le mot « discrimination » est encore trop fort. On a donc trouvé mieux que « D+ » : « encadrement différencié ». C’est gentil, soft et ainsi on arrête de pointer, même à mots couverts, qu’il y a un terrible gaspillage des intelligences et que c’est le défi prioritaire du système éducatif.
« L’élève normal, c’est celui qui a des difficultés. »

Si j’insiste sur cette évolution du vocabulaire, c’est parce qu’elle traduit la frilosité du politique. Au lieu de parler clair et de pointer un défi majeur à relever, dans l’intérêt de tous, on utilise un langage codé, pour initiés. Aucune chance que le citoyen lambda se sente concerné. Et pourtant…

Cette dérive permet aussi de ne consacrer à ces « zones » (j’y tiens) que des moyens dérisoires qu’on a même l’audace de prétendre « à la hauteur ». De petits ajustements en légère hausse, on en est aujourd’hui à un budget de 65 millions. Soit à peine 1 % du budget consacré à l’enseignement obligatoire ! Osez prétendre avec cela relever le défi que toutes les évaluations mettent en lumière depuis belle lurette, il faut être culotté !

J’allais oublier le dernier arrivé : le plan MARSHALL 2022 qui a un volet enseignement « de taille » (d’après les politiques, la presse et les syndicats !). On y préconise une mesure intitulée « développer une méthodologie en vue de mettre en place de véritables plans d’accompagnement pour les écoles les plus en difficultés. » Quel charabia ! Mais pourquoi pas ? Ca fait trente ans que les acteurs aspirent à du qualitatif. Dans le même document, il est question de « renforcer et prolonger le tronc commun au-delà de 14 ans. » Comme s’il y avait un tronc commun ailleurs que dans des textes.

Alors, dans quel état se trouve le pigeonnier après tous ces traitements dits « de choc » ? Un désastre ! Comme le souligne un solide rapport de l’Unicef [2] sur « les enfants laissés pour compte » dans 24 pays riches. Notre pays est tout simplement 24e sur 24 pour l’enseignement. La honte ! « C’est en Belgique, en France et en Autriche que les inégalités sont les plus profondes. » Et le ton des commentaires est cinglant : « Certains pays riches laissent le fossé se creuser… Ces écarts ne sont pas inévitables, mais ils sont injustes et inacceptables… Le fait que certains pays s’en sortent mieux que d’autres révèle clairement que l’on peut briser ces inégalités par l’application de politiques qui ont permis au fil du temps de réduire l’écart vis-à-vis d’élèves défavorisés. »

Les attentes des convoyeurs

En France, les ZEP sont toujours les ZEP ! Et elles sont une des priorités du ministre (on se doute que sous Sarko…). Pas de cocorico : nos voisins français font à peine mieux que nous. Ils ont quand même profité des 30 ans des ZEP, en 2011, pour faire un bilan. J’en retiens deux constats : ça marche beaucoup mieux là où il y a stabilité des équipes et engagement de maitres expérimentés, et là où les équipes sont accompagnées et amenées à travailler autrement (pas « plus de la même chose »). J’ajoute que les enseignants en ZEP sont un peu mieux payés que les autres.

Prenons les affaires par une de leurs racines : la formation des profs. Si le regard qu’ils portent sur le métier et leurs élèves ne se transforme pas radicalement, on n’en sortira pas. L’élève normal, c’est celui qui a des difficultés ! C’est pour lui d’abord que l’école existe et que le métier est un vrai sport de combat contre le défaitisme, la fatalité, les « à quoi bon ? » La réussite de tous doit être l’affaire de tous, y compris des élèves « faciles ». Donc coopération au quotidien dans la classe : « Je préfère une réussite solidaire à un exploit solitaire [3] ! » Autre racine : les conditions de travail des élèves et des profs. Ça doit changer ! Des bâtiments vétustes, parfois insalubres, dans des quartiers sinistrés. Des classes encore trop chargées : par exemple, on dépasse encore souvent les 20 élèves dans des 1res primaires en ZEP. Ça doit changer : 15 maximum, priorité ! La multiplicité des langues et des cultures, la pauvreté appellent plus qu’ailleurs des collaborations avec des travailleurs sociaux, des logopèdes et des médiateurs. L’ouverture à d’autres professionnels pour de vrais partenariats (pas se débarrasser des « cas » sur x ou y), cela s’apprend et requiert du temps. Priorité ! Rencontrer les familles. À leur domicile, si elles ne viennent pas à l’école. Encore du temps ! Donc s’impose une autre définition du temps de travail, d’autres horaires en ZEP qu’à Lasne ou à Erpent. Ce n’est pas le même métier d’accompagner les petits « nés écoliers » ou de vivre avec des mômes dont les familles sont très éloignées de la culture de l’école. Priorité.

Les premiers à ne pas être conscients du précipice qui sépare les écoles de Saint Josse de celles de Stockel, ce sont les profs de Stockel qui devraient tous passer au moins une année en ZEP ! D’où le refus de ces profs et de leurs syndicats de l’opération « Robin des bois », il y deux ans. « Donner plus à ceux qui ont moins », d’accord, mais pas nous ! Le monde enseignant et tous les citoyens doivent être sensibilisés à ces différences énormes et mobilisés pour que ça change profondément. Priorité.

Au-delà, c’est tout le système qui doit être transformé. Oui à un tronc commun pour tous jusqu’à 15 ans au moins. Mais pas le « brol » dans lequel personne ne se retrouve aujourd’hui. Ces incessantes réformettes du 1er degré du secondaire qui n’ont rien à voir avec un vrai tronc commun. Une piste : après 5 années primaires, créer des structures indépendantes (surtout pas rattachées au secondaire) de 4 années. Y travailleraient côte à côte des instits et des régents. Les activités techniques y auraient une place de choix, à l’égal des activités plus classiques. Comme dans les pays où on ne connait pas de gaspillage des talents ni de « nivèlement par le bas ».

C’est le travail des politiques et des syndicats, harcelés par les citoyens, de donner à ces dossiers la priorité dans leurs programmes et cahiers de revendications. Donc cela suppose aussi un important travail d’information et de transformation du regard des citoyens sur l’école et sur ses priorités. Et là, c’est aux médias de jouer : plutôt que de remplir leurs pages de « profs au feu » ou de « victimes des inscriptions », qu’ils s’emploient à rendre audibles et crédibles celles et ceux qui avancent ces pistes et surtout celles et ceux qui expérimentent déjà au quotidien des alternatives au gaspillage des talents.

notes:

[1Gaspillage des talents, Fondation Roi Baudouin, 2011. Cet article paraitra-t-il avant la sortie du « nouveau » Pisa ? Il sera intéressant d’observer les interprétations des résultats par les uns et les autres…

[2Rapport Innocenti 9

[3Une jeune collégienne à Albert Jacquard.