Cet article illustre les propos de l’article « Aux arguments, citoyens ! » Les deux premiers débats dont nous citons des extraits ont été préparés par l’enseignant. Les deux suivants se sont imposés d’eux-mêmes, avec la bonne volonté de l’enseignant, à partir de réflexions d’élèves.
Deux exemples de débats préparés
1. Une activité en or
Cette consigne est adaptée de H. Di Martino [1]. Nous l’avons essayée. Elle est décrite, en détails, dans le travail de fin d’études de H. Ben Aïcha [2], avec des élèves de treize ans et avec des étudiants de vingt ans. Elle a chaque fois provoqué un débat, pour certains acharnés, exploitant beaucoup d’arguments variés, et a amené des réflexions auxquelles nous ne nous attendions pas.
En utilisant votre calculatrice, qu’obtenez-vous pour les deux calculs suivants :
345 678 9012 − 345 678 900 · 345 678 902 = ?
345 678 902 − 34 567 889 · 34 567 891 = ?
Les étudiants trouvent plusieurs réponses différentes sur leur calculatrice : 0, 1 et d’autres réponses telles que : −1, 18 · 1017...
Voici en vrac quelques réponses entendues :
Houria : 9012 = 811 801 et 900 · 902 = 811 800, donc la différence fait 1.
Lila : Mais cela revient au même de ne prendre qu’une partie des nombres ?
[…]
Lila : La calculette de Djanet est plus professionnelle. Elle a mis les parenthèses. Denis : Mais les calculatrices simplifient.
Malek : C’est la machine qui pose problème !
[…]
Farid : Si on se fait confiance, alors je propose que l’on ne se fie plus à la calculatrice.
[…]
Malek (au tableau) : a2 − (a − 1) · (a + 1) = a2 − (a2 − 1) = 1 !
L’enseignant pense alors que le débat est sur le point de se terminer.
Lila : Ben non, ça ne va pas comme ça, il faut distribuer.
Houria : Le « a » c’est n’importe quel nombre ? Et si je prends 6.5, par exemple, cela va marcher ?
[…]
Farid : Je propose de prendre un nombre compliqué, prenons π, un nombre très très long.
[…]
Farid : Pour tous les nombres, cela marche ! On obtiendra toujours 1.
Lila : Je ne sais pas. Je dirais les deux solutions : 0 et 1.
Hamid se rend au tableau et développe le calcul en gardant les nombres initiaux.
A = (345 678 900 + 1) 2 − 345 678 900 · (345 678 900 + 2)
A= 3 456 789 002 + 2 · (1 · 345 678 900) + 1− [(345 678 900 · 345 678 900) +
2 · 345 678 900]
A = 3 456 789 002 + 2 · 345 678 900 + 1 – 3 456 789 002 − 2 · 345 678 900
A = 1
Lila : Je suis convaincue.
Houria, elle, n’arrive pas à se défaire du résultat affiché par sa calculatrice. Ce problème fut une source incroyable d’échanges, d’arguments (géométriques aussi), et surtout de doutes. Jamais nous n’aurions pensé que ce problème allait susciter autant de réactions inattendues. Du début à la fin, certains étudiants ont douté. Ils ont douté, car les résultats de leur calculatrice les intriguaient.
Il a fallu un long moment à certains pour changer de point de vue et accepter la réflexion au détriment de la machine : « Si on se fait confiance alors, je propose que l’on ne se fie plus à la calculatrice. »
2. Aire d’une figure
Sur la figure [3] ci-dessous, on a assemblé un carré et deux triangles rectangles.
Calculez l’aire de la figure obtenue.
L’activité est proposée par un stagiaire, Ludovic Vissenaekens, en troisième secondaire de l’enseignement général. La moitié des élèves trouve 34 cm2, l’autre moitié 34,125 cm2. Les premiers ont sommé les aires des trois parties, les deuxièmes ont calculé l’aire du grand triangle. Qui a raison ? Qui a tort ?
Voici quelques arguments et réflexions entendus.
Jim : Les angles ne sont pas les mêmes dans les deux triangles. Je vais exagérer. Il va au tableau et dessine la figure suivante.
Les observateurs pensent que le débat va se terminer là, mais non, entendre un (bon) argument ne signifie pas se l’approprier. Le débat continue.
Grégory : S’il y a une formule [celle de l’aire du triangle a été rappelée], il faut l’utiliser.
Ah oui ? Il faudra donc désapprendre cela, et la situation va y contribuer. Yasmine : Les triangles sont les mêmes pour ce qui est des proportions.
Lison : Ce que Jim dit n’est pas correct, car il y a un triangle plus grand que l’autre, donc c’est normal que l’angle soit plus grand.
Voilà une proposition qui peut étonner l’enseignant. Elle a au moins le mérite d’être vraiment pensée. En fait, Lison reviendra un peu plus tard sur son affirmation pour la réfuter.
La motivation y est. Beaucoup d’élèves veulent défendre leur avis et continuent à en parler en fin d’heure alors qu’ils sont libres de faire autre chose.
Ce débat a également été essayé avec des enseignants dans le cadre des Rencontres pédagogiques d’été. Voici un des arguments entendus, qui pourra paraitre cocasse venant d’un prof : « Ça n’existe pas, un triangle rectangle de 10,5 cm et 6,5 cm de côtés ! » Cet enseignant habituellement à l’aise en mathématiques n’aurait jamais affirmé cela en temps normal, mais il était persuadé que quelque chose clochait. Quand on est vraiment persuadé de quelque chose, on est prêt à développer des arguments qui nous sembleraient ne pas tenir la route à d’autres moments.
Cette réflexion est transférable aux discussions de la vie de tous les jours. On est parfois tellement persuadé que l’on a raison, on a parfois tellement envie de défendre une opinion, que l’on argumente en citant des raisons que l’on ne défendrait jamais hors du contexte.
Ce type d’expérience est une motivation pour garder un esprit critique sur sa propre pensée pourvu que l’on puisse prendre un peu de recul après le débat et en parler.
Des petits débats spontanés au quotidien
Bien que des débats puissent être préparés pour une séance d’une ou deux heures, il est aussi possible de créer, dans sa classe, des espaces propices aux échanges et aux interactions. On peut débattre au quotidien sans modifier du tout au tout une séance ordinaire. On peut débattre sur une simple question qu’un exercice pose, qu’un élève pose ou que le professeur pose, sans avoir l’intention que cela se traduise par un débat. Ce sont les réactions des élèves et leurs divergences qui peuvent les pousser à échanger des arguments et à en chercher d’autres pour convaincre les camarades. En leur donnant cette habitude de pouvoir débattre, il arrive que les élèves ne demandent même plus l’autorisation au professeur. Cela se fait naturellement et dans un espace très démocratique.
1 Axes de symétrie d’une droite
Une droite possède-t-elle un (ou des) axe(s) de symétrie ? Si oui, combien ?
Expérience de classe en deuxième commune. Cette question a amené un minidébat où, au départ, l’ensemble des élèves s’accordait pour conclure qu’une droite ne possédait pas d’axe de symétrie.
Voici le début des échanges et des positions.
Junior : Elle ne possède pas d’axe de symétrie, car on ne peut pas trouver le milieu de la droite.
Mevlut : C’est impossible, tu as raison. Il faudrait la plier en deux, mais elle ne se termine jamais. Donc elle n’en a pas.
Boutayna : Mais c’est quand même bizarre. Un segment en possède alors qu’une droite non ?
Mevlut : Le segment s’arrête des deux côtés, c’est facile à plier ou à trouver le milieu, mais une droite...
Yenge : Mais la droite elle-même est un axe de symétrie. Il y en a au moins un.
Autre argument dans une autre classe :
Issa : Si on part d’un segment, et que l’on prend la droite perpendiculaire passant par le milieu du segment, celle-ci est un axe de symétrie. En ajoutant une même longueur aux deux extrémités du segment, on obtient un autre segment plus grand avec toujours le même axe de symétrie. On peut faire cela à l’infini des deux côtés et obtenir une droite. Donc une droite possède au moins cet axe de symétrie.
Les élèves concluront qu’une droite possède une infinité d’axes de symétrie, avec l’aide du professeur qui les relancera dans une recherche les incitant à se demander quelle serait l’image d’un point lorsque l’on trace un « potentiel » axe de symétrie d’une droite.
2 Combien de nombres ?
Combien existe-t-il de nombres naturels ?
Expérience en classe de première différenciée. Pour l’enseignant, cette question ne devait pas forcément déclencher un débat, mais la prise de position des élèves a laissé place aux échanges.
Abdelmoumen : Des milliers, euh..., des millions.
Laurenta : 999 millions 999 mille 999 exactement.
Gia : Mais n’importe quoi, il y en a des milliards.
Abdelmoumen : Ah oui, c’est vrai ! Les milliards aussi cela existe.
Ornella : Moi, je dis qu’il y en a autant que le nombre de chiffres que je peux écrire sur ma calculatrice. Attendez, j’essaie... C’est un nombre avec 8 chiffres. Donc 99 999 999 !
Adam : Mais es-tu d’accord pour dire que 1 milliard existe ?
Ornella : Ben oui !
Adam : 1 milliard, c’est déjà 9 chiffres, donc c’est plus que 8 chiffres.
Ils arriveront, en fin du débat, à conclure qu’il serait possible de créer des nombres plus grands qu’un milliard et d’autres bien plus grands encore. Le tout en créant un abaque avec de plus en plus de colonnes que celui qu’ils utilisent.
Le quotidien des classes
Il est donc possible de créer des séquences de débats, pensées et organisées pour pouvoir susciter les interactions, les échanges d’arguments et les prises de position dans une classe. Ces séances sont encadrées par l’enseignant qui doit y fixer des règles.
Mais il est clair que mettre en place des débats scientifiques nécessite une préparation en amont. Ces séances peuvent être délicates et les résultats décevants, notamment lorsque les élèves habitués dans leur scolarité à obtenir sans délai les recettes du professeur pourront être résistants. Néanmoins, il faudrait insister et ne pas baisser les bras dès les premières tentatives. Il faut apprendre aux élèves à se familiariser avec les règles d’un débat et la nécessité de donner un argument pour convaincre. Cela peut sembler évident, mais, pour un public non initié (et pour des ados...), cela peut être un exercice difficile. Pour certains, demander la parole ou attendre qu’une personne finisse de parler avant de s’exprimer semble déjà un sacrifice.
L’objectif est donc de leur laisser la parole pour débattre, un maximum de fois, lorsque l’occasion le permet pour que cela devienne automatique. Une heure, quinze minutes, trente secondes parfois. C’est l’enseignant qui doit estimer les apports en termes de citoyenneté et/ou des mathématiques que les échanges vont engendrer.
Lorsque les élèves comprennent que les arguments d’autorité deviennent vains, que seuls les bons arguments sont nécessaires pour convaincre une personne, un groupe, ils prennent cet exercice comme un bon moyen de faire des maths autrement et ressentent une certaine responsabilité dans leurs recherches mathématiques.
bibliographie
H. Ben Aïcha, I. Berlanger et Th. Gilbert, Aux arguments, citoyens !,
atelier au congrès de la SBPMef, Bruxelles, le 29 août 2018.
[1] H. Di Martino, T. Lecorre, M. Legrand, L. Leroux et A. Parreau, Une activité en or
[2] H. Ben Aïcha, Comment former des citoyens critiques à travers l’enseignement des mathématiques ?, Travail de fin d’études, Haute École Galilée, Bruxelles, Juin 2017.
[3] La question est inspirée du puzzle de Lewis Caroll. Il en existe plusieurs versions. On peut en trouver une analyse dans J. F. Zucceta, « Quand un devoir peut devenir un sujet de réflexion », Bulletin APMEP n° 39, décembre 1993