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Ce mot « rigueur » prend des couleurs et des allures différentes en fonction des champs dans lesquels il s’emploie et se vit : éducation, arts, sports, diverses formes de relations… et aussi selon ce que nous en avons capté chez ceux qui l’ont employé avec, pour ou contre nous !

Ce mot « rigueur », quand on le rejette, c’est sans doute qu’on l’a « reçu » d’en haut, qu’on l’a vécu comme un emprisonnement peut-être, entre des barres de règles et de contraintes gratuites, entre des ronces et des murs. On s’en méfie alors et s’en défend, parfois jusqu’à préférer les anarchies sauvages et les dominations sans noms.

Quand on s’y attache, c’est sans doute qu’on l’a reçu de compagnons de route ou même de maitres (mais de ceux qui laissent place) bienveillants. On s’en revêt alors comme d’un habit précieux qui permet de ne pas y aller nu dans les façons de (se) mettre au monde et d’agir.
Qu’on rejette ou favorise la rigueur et tout le paysage autour, on peut aller y regarder au ras des jours et des pâquerettes, pour un peu se redire ce que concrètement on met dedans.

Du basique quand même !

Être à temps là où j’ai promis d’être ou là où je dois être professionnellement. Prévoir les temps nécessaires à tel déplacement, avec tel groupe, avec tel moyen de transport. Aménager tel espace à l’aide de tels meubles, chaises, tables ou autres, avant que les usagers n’y arrivent.
Prévoir tout le matériel nécessaire, utile, facilitateur pour telle activité avec tel groupe… en s’étant assuré aussi que les tubes et pots de colle ne soient pas vides ou secs, que les marqueurs écrivent et que les ciseaux coupent.
Prévenir d’un retard, d’une absence dans des délais qui ne pénalisent pas trop d’autres. Fabriquer, remplir des documents qui soient lisibles et, mieux, qui donnent envie d’être lus. Remettre des travaux aux élèves dans des délais promis ou en tout cas pas trop longs. Prévoir les diverses responsabilités à envisager pour que telle production collective puisse être menée à bien.

Consulter quelques sources d’informations avant d’avancer des affirmations qui viennent faire vérité. Quand il s’agit de nommer les auteurs de tel ou tel travail, aller y revoir cinq fois plutôt que d’oublier un nom dans une liste. Lors de tel ou tel manque possible, le reconnaitre simplement plutôt que de trouver trente-six justifications qui finalement minimisent un peu trop le manque et ne poussent donc pas à s’y prendre autrement la fois suivante.

Du moins basique, mais quand même !

Si on n’a pas pu empêcher un imprévu qui fait manquement, voir éventuellement comment dédommager, réparer, remplacer. Imaginer divers scénarios possibles pour tel ou tel moment d’enseignement, de formation, compte tenu d’éventuelles réactions, attitudes des uns ou des autres Dans certaines situations délicates, s’obliger à préparer les mots qu’on utiliserait pour parler avec une personne, un groupe, quitte à mettre sur papier pour bien choisir ces mots.
Imaginer des dispositifs de déroulement de séances et des organisations de temps et d’espace qui les accompagnent, pour pouvoir réaliser au mieux tels objectifs.

Se refuser d’interpréter les mots, agissements de quelqu’un, mais se mettre plutôt en position d’interrogation : « Que dit-il/elle, veut-il/elle ? » Ne pas s’interdire de donner un avis tranché sur un travail à condition d’avoir prévu des critères de jugement et des propositions de pistes d’amélioration, quitte à les fabriquer avec les producteurs. Veiller à ne pas confondre la personne et sa production dans les propos qu’on tiendra : pas de «  tu… tu… » mais plutôt « ton travail ».

Là où se tiennent des propos insultants, généralisateurs, à propos de n’importe quelle personne ou catégorie de personnes, ne pas hésiter à réagir. Éviter de « rentrer dans le lard », en frontal mais y aller plutôt en diagonale. Utiliser les modulations de sa voix de façon à laisser percevoir empathies, écoute, questionnement, de façon à éviter des impressions d’ironie, de certitudes, d’assurances un peu trop écrasantes.

Cool, cool ?!

Tous ces propos font liste [1], recette, commandements, bon élève… un peu trop politiquement correct, un peu soumission à un cadre prédéfini ou à des espèces de bonnes manières. Oui, peut-être un peu tout ça, en réaction sans doute à de hautes voltiges sur le respect, la finesse, les délicatesses et autres valeurs vite vides s’il manque une chaise, un nom, un soin, une clé… et que toute une classe attend à la porte !

Je l’entends… « Oui, la rigueur, mais on ne va pas faire une histoire au prof, au responsable, pour un retard, un oubli de matériel, d’une adresse, un truc bâclé ? » Non. À condition de reconnaitre que ces manques d’attention peuvent faire histoire et marque, pour soi, pour d’autres. Alors, minimiser toujours, non. Y revenir, oui.
Je l’entends… « Oui, la rigueur, mais il faut pouvoir sortir des cadres, des normes, des conformismes, des “bien faire”. Être ouvert à l’original, au déviant, à l’autre, c’est aussi de la rigueur. » Propos qui à la fois me plaisent et me font « tiquer » ! Ce qui me plait, c’est le « oui » à l’inattendu (encore faut-il un sol solide pour l’y inscrire), le « oui » au pas trop carré. Ce qui « fait tiquer », me vient de référence à des façons de faire un peu trop courantes : circuler pour et dans son plaisir immédiat, sans trop de contraintes, devient tellement culture ambiante… ! Les individualismes, les « se faire plaisir » au détriment parfois de présences sérieuses aux engagements ou autres perspectives collectives, deviennent fréquents et poussent alors mon envie de prendre des contrepieds. Rigueur alors pour tenir sur des exigences quant aux façons d’être et de faire, à la ville, à son travail, à son poste, à son groupe, à tel ou tel Autre, à ses paiements, c’est-à-dire au fait de savoir payer (en qualité de présence, en temps, en contraintes pas toujours agréables ou faciles) ce qu’en fait on prône, veut, désire.

Rigueurs, cadres et hors cadres de qui ?

Quant au non conforme, aux rejets de cadres, je m’interroge : qui peut se permettre de ne pas se conformer ? Je garde en tête, comme en espèce de métaphore, une histoire de pantalon sale et troué « si bien porté » par Claire et qui, par contre, était « le signe du laisser-aller » chez Jessica. Les pantalons étaient semblables, les propos pas, les pères non plus : l’un ingénieur, l’autre éboueur. Caricature ? Non révélateur.

Soit on ne correspond pas à des normes sans l’avoir choisi et ce sont certains autres, plutôt ouverts (et bien solides dans leurs normes d’origine), qui ont l’air de magnifier le marginal, sans savoir assez fort ce qu’il lui en coute et a couté.
Soit on rue dans les brancards parce qu’ils appartiennent aux autres. On n’est même pas vraiment conscient d’être hors norme. On vit les siennes, celles de sa famille, de son quartier, sans les nommer, comme allant de soi et toutes les autres, on crache dessus avec la rancœur de l’inaccessible. Ou alors, on se tient en retrait en se disant que « c’est pas pour nous ».
Soit on se met hors normes par choix, choix de révolte et de justice, toujours plus porteur collectivement d’ailleurs, et on fait de la désobéissance civique.

Soit on se met hors norme en réaction… en réaction à un milieu, à des idées, à des comportements, à des positionnements, à des institutions et là, il m’a souvent semblé qu’on peut se le permettre plus facilement quand on est du côté des dominants. Petites expériences rencontrées à ce propos, par exemple dans le temps et le milieu des études : pas peur pour les plus favorisés d’être sous les regards quand ils ruent dans les brancards ou se singularisent, pas peur d’être autres, pas peur de parler, d’occuper le centre, pas peur de rater une session, une année même, parce qu’on a mis son temps dans les provocs ou autres contestations… Il y a de quoi voir venir et assurer ses arrières chez papa, maman ou via les relations. En plus, les dominants qui osent être hors des normes et des rigueurs de leur milieu, c’est souvent dedans qu’ils ont pris leur assurance, sans le savoir !

Par contre, si on est du bas côté, on a avantage à ne pas être trop autre. Ou en tout cas, on le croit ! Souvent, de ce côté-là, on fera tout pour ressembler au mieux aux dominants, pour ne pas se faire trop remarquer par peur d’être à côté de la plaque, de leur plaque. On fait bien tout ce qu’il faut pour surtout ne pas perdre une année d’étude qui coute cher (en manque à gagner aussi : le « droit à l’errance », on ne peut pas se permettre), tout ce qu’il faut pour être accepté un minimum, quitte à être très conforme, quitte à en devenir raide, par manque d’assurance. Bien sûr, ce n’est pas toujours la stratégie de ceux du bas, mais s’ils ont pris l’ascenseur social, ne fusse que pour un étage, la tentation est là de se conformer au modèle dominant. Pas pour tout, pas tout le temps… mais…

Dans la crainte de ne pas être « à la hauteur », ils peuvent en garder quelque chose de timoré, d’anxieux, même de soumis, dans tel ou tel domaine de leur vie. Tourner le regard vers le haut, même avec dépit, est toujours tentant quand on est dans le bas.

C’est là, face à ce genre de tendance, que des mouvements d’éducation permanente peuvent être consolidants et émancipateurs. En effet, si en position basse et dans des hontes des siens, on apprend avec rigueur à analyser les rapports sociaux, leurs causes, leurs effets, leurs modalités, les tenants économiques, politiques et culturels, alors on se voit autrement, on peut s’inscrire autrement dans les rapports sociaux. On peut prendre des forces et s’appuyer sur des racines pour se situer dans des luttes sociales, y participer, en tirer des leçons et oser alors sortir de cadres imposés par les dominants.

Finalement, peut-être que l’essentiel à viser pour toutes les rigueurs, les basiques et les moins basiques, les personnelles, les institutionnelles, celles des cadres, celles des règles et des lois, celles des postures et des présences, celles des accueils et des partances, celles des souffrances et celles de tout le soin porté, c’est le souci à travers tout de fabriquer collectivement des sols qui tiennent, de pouvoir s’y tenir debout, de faire ses choix, avançant avec d’autres et chacun vers et avec ses propres chemins d’émancipations pour fabriquer du juste, du digne et de l’intègre.

notes:

[1Toujours très complétable d’ailleurs surtout quand on a déjà fait l’expérience d’avoir glissé sur tel oubli peau de banane qui a blessé, nié ou fait foirer.