La parole personnelle du sujet
dans toutes ses dimensions a-t-elle
droit de cité dans la classe, lieu de
l’éducation au réel, à la rationalité ?
Si l’on juge important, car utile, de
l’accueillir, quelle place peut-on lui
aménager ?
Le conseil est la clé de voute, dit-on, de la classe institutrice. La parole qui pourra s’y faire entendre
va permettre qu’un groupe se constitue
peu à peu en collectif. Préservant la place
de chacun, cette parole va permettre la mise
en place de dispositifs qu’on appellera des institutions.
Mais une autre parole, plus personnelle, impliquée
et expression de soi, peut s’y faire entendre. C’est celle
des sujets porteurs de leur histoire singulière, de leur
culture, de leurs rêves, de leur imaginaire...
PARLER DE SOI EN CLASSE ?
Dans une classe CE2 (3e primaire), Théophile, au
milieu de son groupe de travail censé travailler à la
construction de la frise du temps, se dresse comme un
diable de sa boite et s’écrie en montrant de son index
droit sa main gauche : « Si je te jure, ma grand-mère elle
a un sixième doigt, là je te jure, elle a un sixième doigt ! »
La maitresse s’approche et lui dit que ce
n’est pas le lieu et pas le moment de parler
de ça.
« Un élève peut-il se voir reconnu comme d’abord une personne ? »
C’est exact, mais quand est-ce donc le
moment ? La parole de l’enfant a-t-elle
une place dans la classe ? En quels lieux et
temps institués – prévus, organisés, gérés
pour cela –, un élève peut-il se voir reconnu
comme d’abord une personne ?
Dans le cartable symbolique de l’élève,
se trouvent ses compétences et ses résultats
scolaires, ses savoir-faire d’élève, ses connaissances
scolaires, ses comportements scolaires, sa culture et son
histoire scolaires.
Dans la tête et le coeur de l’« élève qui est d’abord
un enfant », se bousculent son histoire et sa situation
familiale, les épreuves traversées depuis sa naissance,
ses bonheurs et ses souffrances, sa personnalité, son
« caractère », sa culture familiale et sociale.
La tête et le cartable sont tout mêlés certes, mais
l’école au risque de nuire gravement devrait s’appliquer
à les distinguer. Sinon, un enfant en difficulté scolaire
voit l’image qu’il a de lui-même dévalorisée, détériorée.
Or un sujet ne peut apprendre – préalable incontournable
– qu’à condition de se ressentir comme capable
de le faire.
Quelle place, quel lieu, dans la classe peut-on, doit-on
prévoir, aménager, organiser, pour accueillir l’enfant-
élève ? « Aucune. », répondent certains. La classe,
disent-ils, est un lieu public, social où la vie privée n’a
rien à faire, n’a, en aucun cas – c’est trop risqué, trop
compliqué, trop délicat, les enseignants ne sont pas formés
pour cela… – à être prise en compte.
L’ENFANT COUPÉ EN DEUX
Cependant, si on exige de l’enfant, qu’il laisse à la
porte de la classe la partie de lui-même intime et singulière
qui fait de lui une personne à part entière — sa
vie « privée » —, on le prive de ce réservoir d’énergie
qu’est sa vie inconsciente. Or c’est de là qu’il peut puiser
l’énergie pulsionnelle qui alimente son Désir d’être
et de grandir, énergie qui se déplacera, se transformera,
sera « sublimée » dit la psychanalyse et mise au service
de la construction du Moi pour apprendre, se développer
intellectuellement, socialement, culturellement et
alimenter sa créativité.
Mais cette vie bouillonnante de rêves et de désirs,
de fantasmes et d’imaginaire est parfois encombrante
dans la classe. Elle interfère dans la réalité, génère des
conflits, des relations interpersonnelles brouillonnes
et passionnées ; elle empêche parfois les enfants d’apprendre
en les détournant de ce pourquoi ils sont en classe, elle les mobilise fortement et parfois les inhibe,
mais surtout elle peut être source d’angoisse pour les
adultes, car elle réactive en eux l’enfance.
QUE FAIRE DE L’INCONSCIENT DANS LA CLASSE ?
L’expression libre de l’enfant est une réponse, après
avoir été à l’origine un des fers de lance de la pédagogie
Freinet. Fernand Oury, en mettant à jour la nécessité
d’admettre et de gérer le fait que l’inconscient,
comme partout, est dans la classe, qu’il parle et est agissant
– celui du maitre comme celui de l’élève –, l’éclaire
par l’approche psychanalytique et invite à instituer des
lieux et des temps aménagés et prévus pour l’accueillir.
La « Causette » ou le « Quoi d’neuf ? » sont de ces
dispositifs institués pour la parole « libre », signifiant
à l’élève qu’une place spécifique est aménagée pour la
parole personnelle dans la classe.
Ce temps est très tenu afin que la parole, libérée, ne
se déverse ni n’importe où, ni n’importe quand, ni n’importe
comment et que la place de chacun soit assurée
ainsi que la sécurité dans le risque pris à parler de soi.
La fréquence de ce temps — le plus souvent journalière
— est régulière, à la même heure, sa durée est
fixe (dix/quinze minutes) ; la circulation de la parole
est réglée et sous la responsabilité d’un Président qui
la distribue ; les enfants désirant parler se sont inscrits
à l’avance. Des « maitres mots » renforcent la solennité
et le sérieux de ce moment, des règles (confidentialité
de ce qui se dit, interdiction de se moquer) assurent la
sécurité de chacun.
PAROLE DE L’ENFANT ET MÉDIATION
Théophile, grâce à cette institution, pourra s’entendre
rappeler à la tâche dans son groupe de travail
de manière bienveillante et justifiée : « C’est sans doute
très intéressant, tu pourrais t’inscrire au “Quoi d’neuf ?”,
demain matin. »
Si l’enseignant supporte d’être cohérent dans son
souhait de voir la parole de l’enfant authentiquement
accueillie dans la classe, il n’interviendra pas dans ce
temps de parole libre et s’abstiendra de contrer les délires
– souvent poétiques au fond – du fabulateur par
exemple, qui ne manquera pas de repérer l’occasion
d’un auditoire attentif que peut représenter pour lui ce
temps de parole « libre ».
Ainsi — histoire vraie — après avoir fait tomber et
mourir, « Causette » après « Causette », d’abord sa tante
de la fenêtre d’un chalet, puis son père de la fenêtre d’un
immeuble, puis sa mère de la fenêtre d’une villa, Victor,
qui travaille au passage le lexique de l’habitat et celui
(fantasmatique) des morts par défenestration va bien
finir par s’entendre dire par ses copains du CE1 après
avoir bénéficié de leur compassion : « Non, mais ! Tu ne
nous raconterais pas des bobards par hasard, ta mère je
l’ai vue hier soir à la boulangerie ! » Cette réaction fera
reprendre au garçon un contact avec la réalité plus efficace,
plus « amorti » et plus éducatif que le « rembarrage
» coercitif d’un adulte qui le prendrait entre quatre
yeux pour l’accuser de « mensonge ».
Car le groupe-classe, celui des pairs, est le mieux
placé, le plus compétent et le plus apte à « accueillir »
les délires (du latin delirare : sortir du sillon) de tous
ordres, sans dommage pour le mégalomane, le rêveur,
le fabulateur, le poète... dans un dispositif sécurisé sur lequel le maitre veille.