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Acquérir des compétences sociales ne se fait pas seul et ne se décrète pas. Paulo Freire nous dirait : personne n’est l’éducateur de quiconque, personne ne s’éduque lui-même, seuls les hommes s’éduquent ensemble, par l’intermédiaire du monde. 

Nous sommes au Conseil de tous [1], mi-avril, un point de la responsable locaux  qui est une professeure de notre système de formation est mis à l’ordre du jour.
Elle nous informe que l’économe et gestionnaire de notre site, pour l’ensemble de la Haute École, madame Decker, est venue faire un tour dans nos locaux et qu’elle a été étonnée, pour ne pas dire sidérée  par la présence d’un microonde, d’une bouilloire et d’une taque électrique dans le local commun des étudiants. Elle nous demande de retirer ces engins. Elle évoque la surcharge électrique que causent ces appareils, la méconnaissance de l’origine de ceux-ci, ce sont des dons et donc leur potentiel de dangerosité, lié à la vétusté et à l’entretien.
Elle comprend néanmoins le désir des étudiants d’avoir un microonde vu l’engorgement à la cafétéria sur le temps de midi et donc conseille aux étudiants de s’adresser au cercle d’étudiants qui pourrait le financer.

Contestation-coopération

Des réactions non verbales et des chuchotements de contestation s’élèvent un peu partout. L’émotion est palpable, madame Decker en prend pour son grade, la révolte gronde.
Le président du Conseil, un étudiant, intervient et dit que ceux qui veulent intervenir vont pouvoir le faire pour autant que chacun demande la parole.
Une série d’arguments, d’interventions et de questions vont ainsi émerger dans le groupe :
- En quoi un microonde, financé par le cercle étudiant, diminuerait la surcharge électrique  ?
- Deux des engins  (la bouilloire et la taque électrique) appartiennent à une étudiante qui dit que ceux-ci ont maximum cinq ans  ;
- Le troisième, le fameux microonde, a été donné par une étudiante qui a été diplômée l’année dernière  ;
- Pourquoi acheter du neuf alors qu’il serait peut-être intéressant de faire simplement inspecter ces appareils par un électricien  ?
- Ce n’est apparemment pas la première fois que l’économe pousse à ce qu’on s’adresse au cercle étudiant, est-ce que cela cacherait quelque chose…  ?
- Un étudiant dit qu’on est pris dans une belle tension, entre liberté et sécurité, vers quel pôle va aller le curseur de la décision  ?
- Que dit le règlement d’ordre intérieur à ce sujet  ?
- Si madame Decker faisait une visite dans d’autres options ou sections, elle pourrait avoir plus d’un étonnement .

Négociation-décision

Après une dizaine de minutes, le président estime que les échanges et les interventions ont déjà donné beaucoup d’éléments à la responsable, que les propos se répètent et demande donc comment nous souhaitons gérer la suite.
Certains désirent que nous intervenions auprès de madame Decker, afin d’avoir des éclaircissements par rapport aux différents arguments et questions échangés avant de prendre une décision (ou d’exécuter la décision). Les responsables étudiants des locaux désirent accompagner le professeur responsable dans cette démarche. Ce groupe est uniquement mandaté pour porter nos interpellations et non pour prendre une décision. À la suite de l’entrevue, il leur est demandé de revenir au prochain Conseil de tous avec ce point, c’est en mai qu’une décision sera prise.

Secondarisation

Ce petit évènement relatif non pas aux apprentissages de contenu de la formation est pourtant révélateur de ce que chacun, au fil de la vie de la classe coopérative verticale, a pu apprendre en termes de compétences sociales. Les fondamentaux relationnels sont ici expérimentés à travers ce que la vie offre.
On y apprend, par exemple, la conflictualité des opinions et des positions sociales qui divergent. L’économe et gestionnaire du site joue son rôle en tant que responsable de la sécurité   ; les étudiants, quant à eux, défendent leur liberté, leur bienêtre dans le travail. Avant d’exécuter l’ordre, on l’interpelera avec des questions et des arguments qui pourraient aboutir à une proposition alternative.
Ensuite, on y apprend la coopération, on ne s’opposera pour s’opposer, mais collectivement, on va s’organiser pour comprendre les différents intérêts voire même les valeurs qui sont en jeu (liberté versus sécurité) et défendre la position de la classe coopérative verticale. C’est également l’occasion d’observer que certaines logiques d’action, comme ici la sécurité, poussée à l’extrême peuvent inhiber tout projet, toute innovation, toute prise d’initiative qui améliorent les conditions de travail.
C’est alors que vient le temps des décisions à prendre et de leur opérationnalisation en vue de l’action à mener, ce qui se fait en négociation et par consensus au sein du collectif.
Si ces apprentissages sont possibles, c’est bien sûr parce qu’il y a un Conseil, une instance de décision qui est instituée et que les étudiants y participent depuis le début de leur entrée dans l’option sciences humaines et que donc ils s’y entrainent régulièrement. C’est parce que des responsabilités internes à la classe coopérative verticale sont tenues et certaines font relai au sein de la grande structure qu’est la Haute École. Les relations entre les différentes strates de décision de l’établissement sont ainsi soignées, bref il y a de l’huile dans les rouages. Et enfin, c’est parce que les membres de cette classe coopérative, étudiants comme enseignants, forment un collectif fort, avec des identifications et un sentiment d’appartenance puissants.

Que nous prépare la Rfie  ?

Sans doute doit-on se réjouir que la réforme de la formation initiale des enseignants (Rfie) mette en avant l’acquisition de ces compétences sociales pour les futurs enseignants, il suffit de lire :
- soit l’article 15 §1er point 8, relatif aux contenus en psychologie qui devraient être dispensés auprès des futurs enseignants, il y est écrit : la psychologie sociale et la gestion des relations humaines et des groupes en ce compris les inégalités découlant des rapports sociaux de sexe opérant dans le milieu scolaire, et plus généralement des rapports de pouvoir entre les groupes majoritaires et les groupes minorisés socialement. 
- soit les trois derniers objectifs à l’article 16 le §2 du projet de réforme, les situations professionnelles permettent de développer les objectifs suivants :
— 5° L’accroissement de l’autonomie du futur enseignant  ;
— 6° Le développement de compétences liées au rôle social de l’enseignant  ;
— 7° L’apprentissage du travail en équipe. 

Mais n’y a-t-il pas, dans les faits, contradiction avec l’individualisation des parcours déjà présente dans le décret Paysage [2] et sans doute renforcée dans la réforme prévue pour 2019-2020  ? Aujourd’hui la logique proposée aux étudiants est de faire leur marché, d’engranger des unités d’enseignement composées de crédits (UE), et les instituts de formation sont sommés de leur prévoir des parcours individualisés, ce qui a pour effet de perdre l’appartenance à un groupe, une identification et ainsi empêcher toute action collective. Comment acquérir des compétences sociales dans de telles conditions  ?
Bien sûr qu’il est essentiel de tenir dans les dispositifs de formation une dimension individuelle, mais celle-ci doit être mise en tension dialogique avec une dimension collective. Pousser le curseur vers la dimension individuelle renvoie au renforcement de la défense d’une logique d’intérêt privé et à la perte du sens du collectif, du bien commun. Ce qui se joue, ici, est le profil de l’enseignant que nous voulons pour nos élèves, nos enfants. Comment des enseignants inscrits et formatés par des dispositifs de formation individualisés permettraient l’émergence d’élèves citoyens, participant à la vie collective, à la vie en société  ? Ils feront avec les élèves comme on a agi avec eux, loi de l’isomorphisme oblige. À choisir entre une vision de l’humain qui présente un être égoïste, calculateur et stratège ou un être solidaire, rebelle et altruiste, mon choix est fait et vous  ? Eh oui, l’entraide est également cette autre loi de la jungle comme viennent le rappeler Pablo Servigne et Gauthier Chapelle dans leur dernier ouvrage [3]. Inlassablement, plutôt que de changer de métier, je continuerai à changer le métier [4] et oui… travailler, c’est transgresser comme le dit si bien Christophe Dejours, car il distingue d’une part le travail tel qu’il est prescrit, et d’autre part la résistance à cette prescription qu’il nomme le réel du travail. Il ajoute que c’est ce qui nous humanise dans le travail, c’est l’ingéniosité qu’il faut développer pour faire avec ce qui «  coince  ». Cette logique n’est pas que cognitive, elle mobilise également une intelligence d’une autre nature : l’intelligence du travail, peut-être un autre signifiant pour parler des compétences sociales.

notes:

[1Il s’agit d’une formation d’enseignants en sciences humaines dans une Haute École, formation qui se fait par la pédagogie institutionnelle et où donc des conseils réunissent étudiants et responsables du dispositif de formation pour informer, débattre et prendre des décisions collectives. Le Conseil de tous rassemble une centaine d’étudiants et douze responsables enseignants.

[2Réorganisation de l’enseignement supérieur en lien avec la déclaration de Bologne.

[3P. Servigne et G. Chappelle, L’entraide, l’autre loi de la jungle, Les liens qui libèrent, 2017.

[4Clin d’œil à la parole de Fernand Oury, un des fondateurs de la pédagogie institutionnelle.