À chaque fois que retentit la rengaine de l’inefficacité et de l’iniquité de notre système scolaire, on assiste au renforcement de l’École : on répond invariablement aux manques de l’École par plus d’école, plus de matières, plus d’étude, plus de soutien scolaire aussi, bref par une accentuation de la scolarisation. Est-ce vraiment efficace ?
L’École prend-elle trop de place dans le système éducatif ?
« Dans le monde entier, l’école nuit à l’éducation parce qu’on la considère comme seule capable de s’en charger. » [1] « L’école est une institution fondée sur l’axiome que l’éducation est le résultat d’un enseignement. » [2] … Il n’y allait pas de main morte, Yvan Illich, lorsqu’il critiquait l’omnipotence de l’École dans l’éducation. Bien d’autres après lui ont dénoncé cette scolarisation excessive de la société qui fait que l’École est quasi la seule à déterminer la place sociale des individus [3] , qui veut que les activités économiques (l’exercice d’un métier) soient de plus en plus soumises à l’obtention d’un diplôme, qui « pédagogise » même la formation des adultes [4].
L’École, avec ses légitimes méthodes spécifiques d’enseignement et d’apprentissage, ses programmes, ses dispositifs pédagogiques, son type d’évaluation, son mode de fonctionnement, déteint sur les autres milieux éducatifs qui ne parviennent pas à imposer leur propre mode d’éducation. On en arrive aujourd’hui à un Troisième Milieu [5] fortement scotché, collé à l’École, chargé de pallier ses manquements, de rattraper ses erreurs, de réparer ses dégâts. Dans le souci d’aider les élèves en difficulté, une énergie, un temps et des moyens considérables sont consacrés par les agents de toutes les institutions périscolaires créées par l’État (CPMS, AMO, SAS, EDD, Alpha, etc.) et par les employés des sociétés de soutien scolaire qui fleurissent sur le marché de l’éducation. L’accueil extrascolaire des enfants et des jeunes, qui par définition devrait se situer à l’extérieur de l’École, est imprégné par son mode d’apprentissage spécifique et envahi par le souci de la scolarité. Son manque de coordination et d’unité le fragilise et l’empêche de résister à cette marée « scolarisante ».
Ce premier constat, qui concerne l’organisation du territoire éducatif, s’accompagne d’un second qui touche à l’activité même d’apprentissage.
Le mode scolaire d’apprentissage est-il performant ?
En famille, l’éducation et la transmission se font essentiellement, selon le philosophe Marcel Gauchet, par imprégnation et incorporation, répétition mécanique, appropriation automatique, familiarisation routinière, inculcation autoritaire.
L’École éduque tout autrement : elle transmet un savoir organisé en disciplines, scindé en étapes, programmé, découpé en leçons, présenté sous forme de tâches spécifiques, d’exercices. Ce savoir est objectivé, vu comme une réalité que l’on peut analyser et critiquer. L’École transmet par le cognitif, la raison, la réflexion ; elle table sur le collectif, sur le fait qu’on apprend avec, par et pour les autres ; elle joue sur la motivation différée et sur le plaisir à long terme lié au savoir. Elle évalue la progression vers ses objectifs. Et surtout, l’École s’appuie sur la médiation réflexive, c’est-à-dire l’arrivée d’un tiers actif entre le savoir et l’apprenant : l’enseignant.
« L’éducation en son sens moderne émerge, dans cette perspective, avec la visée de promouvoir l’humanité en général chez les êtres qu’elle prend en charge, au-delà et indépendamment des apprentissages d’une condition sociale particulière » [6]
Très bien ! Mais tout cela ne marche que si les enfants parviennent à entrer dans cette autre logique de pensée et mettre en œuvre cet autre registre d’action, c’est-à-dire se transformer en élèves. Le problème est que seuls, sans aide, ils n’y parviennent pas. C’est culturel, cela s’apprend ; seuls certains l’ont déjà appris dans leur famille et semblent donc le faire « spontanément » en classe. Pour que ce passage au mode scolaire se fasse de manière plus équitable, il est indispensable qu’il soit enseigné à tous. Sans cela, les pratiques enseignantes les plus courantes créent des malentendus sociocognitifs qui piègent les élèves et les enseignants et produisent l’échec de l’apprentissage. [7]
Tant que cette « professionnalisation » des élèves sera supposée innée et laissée au hasard de l’origine sociale, tant que cette fabrication du statut scolaire ne sera pas enseignée systématiquement à tous, le système éducatif continuera à produire échec et inégalité. C’est pour cela que nous insistons tant sur l’indispensable formation des enseignants à l’analyse sociologique des relations entre familles et École : pas seulement pour le plaisir de s’entendre mieux avec les parents, mais pour que les enfants soient immédiatement, dès la première maternelle, incités, guidés et encouragés à se transformer chaque jour en élèves. Pour que les élèves soient plus directement mis au travail sur les savoirs, de sorte qu’ils comprennent combien apprendre à l’école, selon son mode spécifique d’apprentissage, est indispensable et libérateur mais aussi combien c’est difficile car cela requiert de modifier son rapport à l’autorité, à la culture, au langage, à la pédagogie et au statut.
Ces passages d’un registre à l’autre sont de véritables défis et l’École se doit de les relever. S’il faut scolariser davantage, s’il faut faire plus d’école, c’est bien là : dans l’école, dans les classes, au cœur de l’apprentissage du statut et de l’activité d’élève. Il faut que chaque enseignant et chaque élève « secondarisent » [8] , c’est-à-dire découvrent ce qu’il y a au second plan, derrière le visible et l’immédiat : derrière chaque tâche scolaire, il y a les savoirs et derrière chaque savoir, il y a les compétences, qui s’exercent dans la vie sociale et culturelle, en dehors de l’école.
Et c’est là un autre défi pour l’École : reconnaitre qu’elle n’est pas la seule à éduquer, rendre à la Famille et au Troisième Milieu leurs propres valeurs éducatives, les requalifier en acceptant qu’ils fassent autre chose, autrement, et que cela est non seulement positif mais indispensable à l’éducation des enfants.
Le scolaire est-il suffisant ?
Edgar Morin en doute : dans son texte sur les sept savoirs nécessaires à l’éducation, il écrit : « La suprématie d’une connaissance fragmentée selon les disciplines rend souvent incapable d’opérer le lien entre les parties et totalités et doit faire place à un mode de connaissance capable de saisir ses objets dans leurs contextes, leurs complexes, leurs ensembles. » [9]
C’est grave. Le mode scolaire d’apprentissage, s’il impose sa suprématie, nous rendrait incapables de comprendre le monde ! Il nous empêcherait de transformer l’activité scolaire en expérience d’apprentissage. Car il faut savoir que « le sujet parle d’expérience dès lors qu’il a le sentiment d’avoir « fait sien », de s’être « approprié » -cognitivement, émotionnellement, corporellement, et par sa propre action-, à des degrés de profondeur variables, ce qu’il a appris, c’est-à-dire de l’avoir inséré, de façon plus ou moins cohérente, dans un réseau de significations qui est le sien et qui structure son propre rapport au monde comme sujet » . [10]
Pour apprendre, il s’agit donc bien de transformer son rapport au monde, c’est-à-dire sa manière de le comprendre, et cette opération d’assimilation se fait toujours et inévitablement à partir de la place particulière que l’on occupe dans ce monde.
Mais alors, pourquoi l’École en tient-elle si peu compte, de cette position sociale de chaque élève ? Pourquoi n’en profite-t-elle pas pour leur faire expérimenter les savoirs scolaires dans leurs contextes socioculturels particuliers ? Pourquoi renvoie-t-elle chaque soir ses élèves à la maison avec la tâche de faire et refaire encore et encore du travail scolaire, au risque de produire fatigue, ennui, découragement et dégout de l’École ?
Le travail scolaire à domicile, qui confie à des acteurs extérieurs à l’École, non-enseignants (parents, animateurs d’écoles de devoirs, précepteurs privés) la responsabilité de l’exercisation et de la mémorisation des matières vues en classe [11] , est un mécanisme tellement présent et puissant dans notre système qu’il n’est quasiment jamais mis en question ; on pourrait le croire tabou tant il est soustrait à tout débat, sauf de temps à autre sur ses aménagements secondaires tels que son ampleur, sa fréquence ou son lieu d’exécution.
Il faut pourtant savoir combien cette externalisation de l’étape supérieure de l’apprentissage entraine inéluctablement un renforcement des inégalités sociales. Nul ne peut ignorer que le travail scolaire à domicile se traduit au bout du compte en échec ou en réussite et que cette sanction varie selon la capacité des familles à le soutenir. En outre, toute famille connait les atteintes que provoque en son sein cette invasion quotidienne par le scolaire, qui affecte parfois gravement l’ambiance et les liens affectifs. Certains sociologues [12] parlent même d’impérialisme scolaire et analysent les effets désastreux de certaines politiques de scolarisation des familles, qui dénaturent et dévalorisent ces dernières en exigeant d’elles qu’elles se transforment en succursales scolaires. Le résultat est dramatique : là où cette mission de suivi scolaire est impossible, l’incompétence et l’impuissance ainsi révélées poussent les familles à se replier sur elles-mêmes, à distance de l’École, pour survivre.
Le rapide développement institutionnel des Écoles de devoirs [13] montre de manière éclatante combien cette tâche de suivi scolaire est difficile pour les familles, qui se sentent à la fois obligées et soulagées de passer la main à des personnes qui, alors qu’elles ne sont pas formées à l’enseignement, leur apparaissent comme des « professionnels ». On mesure aussi combien ce travail scolaire en dehors de l’école est lourd et pénible pour les enfants, sans pour autant leur garantir qu’il les mènera à une meilleure réussite. Les Écoles de devoirs dénoncent régulièrement le poids et l’ampleur de cette tâche qui les empêche trop souvent de faire autre chose que de la sous-traitance scolaire. Elles rêvent d’avoir l’autorisation et le temps de remplir, à leur mode, toutes leurs missions éducatives : le développement intellectuel de l’enfant, son développement et son émancipation sociale, la créativité de l’enfant (par des activités ludiques, d’animations, d’expression, de création et de communication) et enfin l’apprentissage de la citoyenneté et de la participation.
Il existe en Suède et au Danemark une tout autre manière d’accueillir et d’éduquer les enfants après l’école : dans les Maisons du Temps Libre (Ah ! le doux nom, à mille lieues des austères Écoles de devoirs !) les pédagogues du loisir (quatre ans d’université) travaillent en symbiose avec les enseignants et organisent le traitement social et culturel des savoirs scolaires. Pas de travail scolaire mais, chaque après-midi et les jours de congé, un programme panaché : jeux, lectures, sports, théâtre, menuiserie, danse, randonnées, couture, siestes, cuisine, cinéma, débats, livres, chansons… Ces mille activités véritablement « extra »scolaires des enfants sont mises à profit par les pédagogues pour établir des liens visibles et directs avec les savoirs scolaires : en leur permettant de les exercer réellement, ils rendent les enfants plus compétents.
On en arrive ainsi à se poser la question qui fâche : pourquoi notre École ne profite-telle pas du fait -de la chance !- que ses élèves sont aussi des enfants, qu’ils vivent dans un monde familial et social tout autre que le scolaire et, cerise sur le gâteau, dans des mondes différents et particuliers ? N’est-ce pas là, dans la vraie vie, au sein et autour de leurs familles, que les enfants pourraient vraiment, en direct, observer, découvrir, exercer le sens social et culturel des savoirs scolaires ?
Vers un travail culturel à domicile ? [14]
« L’École pourrait renvoyer ses élèves à leur domicile non pas avec « rien à faire » mais avec la mission [15] de chercher le sens, la signification, l’importance que prennent les savoirs scolaires dans la vie sociale, économique, culturelle, politique. Cela va bien au-delà de la recherche de l’utilité pour soi (« A quoi ça me sert d’apprendre la grammaire ? Je n’écris jamais ! ») pour atteindre le véritable sens culturel (l’écrit est un code qui transforme profondément la pensée) et social (en lisant et en écrivant, on crée des liens, on s’organise avec d’autres) voire philosophique (l’écrit est propre aux Hommes). » [16]
Mais cette recherche individuelle de sens culturel ne suffit pas : encore faut-il que tout ce qui a été observé, exercé, pratiqué dans la vie sociale par les enfants soit ramené en classe et retravaillé de manière scolaire par le collectif de la classe. Que les apports particuliers des enfants servent de terrain de décollage vers les savoirs universels. Que, par exemple, la découverte du rôle crucial que joue l’imparfait dans l’histoire, avec ou sans H majuscule, débouche sur une analyse de l’orthographe de cette conjugaison (en décomposant le radical et les terminaisons) mais aussi (parce que Fatima revient avec le constat « il n’y a pas d’imparfait en arabe ») sur l’étude linguistique des différentes manières de parler au passé en français, en arabe, en anglais, etc.
C’est cela, donner du sens culturel et social aux savoirs scolaires. C’est cela aussi, autonomiser les élèves : les lâcher dans leur monde, les libérer de leur statut d’élève, leur donner l’autorisation d’apprendre autrement qu’assis, un Bic à la main ou une souris au bout des doigts, autrement qu’en suivant les consignes d’un exercice de plus à faire pour demain. Leur donner le droit d’apprendre d’autres choses, autrement et avec d’autres personnes. Leur faire éprouver l’apprentissage comme une expérience riche, variée, à chaque fois renouvelée donc passionnante et intéressante. C’est cela, les rendre réellement compétents, capables d’orchestrer leurs savoirs pour mener des actions sociales complexes. C’est cela, les « mettre au monde », comme le dit Albert Jacquard, les nourrir de savoirs et les faire sortir d’eux-mêmes.
Déscolariser la société ?
Ce n’est que si la société le décide que l’École pourra enfin autoriser les familles et le Troisième milieu à remplir leur rôle à ses côtés, pas à sa place. Il est temps que ces derniers soient requalifiés en tant que lieux éducatifs à part entière.
Il faut l’admettre : on peut apprendre autrement que de manière scolaire !
Dans notre paysage éducatif, pointons un secteur qui est en passe de le démontrer : la formation des adultes. En effet, même si elle se calque encore fortement sur la tradition scolaire, elle se veut en rupture et tend à valoriser davantage l’expérience professionnelle et personnelle. La recherche dans ce domaine progresse vers d’autres modes de formation, notamment l’expérience mimétique, l’image, la métaphore, l’immersion ludique dans des situations simulées, mais aussi le récit de vie, l’attention à la sensibilité à, sans oublier l’indispensable organisation de dispositifs formatifs spécifiques qui font de la situation de formation elle-même une source d’expérience. [17]
La Valorisation et la Validation des Acquis de l’Expérience, dynamiques qui se développent enfin dans notre système éducatif en faveur des adultes en reprise d’études ou en formation, donnent de la valeur aux compétences acquises en dehors de l’école, sur les lieux de travail ou de vie.
N’ayons crainte : déscolariser la société ne signifie pas prôner une société sans école, loin de là ! Il s’agit de donner largement à l’École le temps et les moyens de faire correctement et complètement son travail. Mais en même temps il s’agit de veiller à ce qu’elle reste dans ses limites, qu’elle n’en fasse pas trop et qu’elle ne s’impose pas à l’ensemble du territoire éducatif. Il s’agit d’éviter la « colonisation » scolaire de l’apprentissage, des familles, du Troisième Milieu, des métiers, de la formation.
Cette déscolarisation de la société se traduira à coup sûr par une vaste revalorisation : des familles en tant que lieux de soutien affectif et des parents en tant qu’éducateurs ; des enfants en tant qu’êtres entiers qui font sans cesse l’effort d’apprendre avec leur tête, leur corps et leur cœur ; de l’École en tant que lieu d’excellence scolaire et des enseignants en tant que pédagogues, guides des élèves dans leurs apprentissages ; et enfin les autres milieux éducatifs et formatifs seront à leur tour valorisés parce que reconnus dans leurs cultures, méthodes et objectifs particuliers.
[1] Yvan ILLICH (1971), Une société sans école, trad. Gérard Durand, p. 22, Éd. du Seuil, coll. Points n° 117
[2] Idem, p 56
[3] François DUBET, Déscolariser la société, in Sciences Humaines n° 199, décembre 2008
[4] Dominique GLASMAN, in Le Café Pédagogique n° 140
[5] Tous les lieux et milieux éducatifs en dehors de l’école et de la famille, qu’ils soient des communautés (confréries, clans, bandes), des institutions (crèches, académies, maisons de jeunes, mouvements, etc.) ou des groupes sociaux réels (la rue, le quartier, le village) ou virtuels (Internet, les médias).
[6] BLAIS M-C., GAUCHET M., OTTAVI D. (2002), Pour une philosophie politique de l’éducation. Hachette Littérature, Collection Pluriel, Editions Bayard - (p33)
[7] Voir les travaux de l’équipe ESCOL et plus particulièrement ceux de E.BAUTIER pour le maternel et de S.BONNERY pour le passage primaire-secondaire.
[8] E.BAUTIER (2006), Apprendre l’école, apprendre à l’école. Des risques de construction des inégalités dès la maternelle. ESCOL
[10] ALBARELLO, BARBIER, BOURGEOIS, DURAND (2013), Expérience, activité, apprentissage, PUF, p11
[11] Et l’élève ? dira-t-on. N’est-ce pas lui qui est responsable de son travail scolaire ? Non. Car il ne maîtrise pas les conditions dans lesquelles sa famille l’accueille en tant qu’élève, l’y prépare, le soutient.
[12] Vatz-Laaroussi M., 1996, Les nouveaux partenariats famille-école au Québec : l’extériorité comme stratégie de survie des familles défavorisées ?, dans Lien social et politiques, n° 35.
[13] Un tout récent projet de décret prévoit un renforcement de ces structures, une professionnalisation des personnels et un plus large subventionnement.
[14] 14
[15] La « mission » implique, contrairement au « devoir », l’idée d’une prise de responsabilité, donc d’une liberté, d’un droit, d’une autonomisation.
[16] D.MOURAUX(2012), Entre rondes familles et École carré … l’enfant devient élève. De Boeck
[17] ALBARELLO, BARBIER, BOURGEOIS, DURAND (2013), Expérience, activité, apprentissage, PUF