« Vous êtes en possession d’un objet volé. Si vous êtes un ou des enfants de l’école de devoirs, c’est très grave. Dans le cas contraire, vous faites peser le soupçon sur des enfants et c’est encore plus grave ! »
Jeudi, dix-huit heures, je suis dans le tram qui me ramène chez moi, après une après-midi d’animation, dans une des écoles de devoirs que je coordonne, quand mon téléphone sonne. C’est Amélie, une des animatrices volontaires qui m’appelle pour me faire part de « deux ou trois petits soucis ».
Elle me communique quelques informations sans importance, puis me dit qu’un GSM a disparu du sac d’une animatrice. Elles ont cherché partout sans succès. Le GSM est encore allumé, il sonne, mais pas moyen de mettre la main dessus. J’ai l’animatrice concernée au bout du fil, elle me dit son malaise de suspecter les enfants, mais est bien forcée de se rendre à l’évidence, « ça ne peut être qu’eux. » Elle a effectivement laissé son sac sans surveillance...
Sur le moment, la seule chose que je peux faire c’est lui promettre de tirer ça au clair, le lendemain. J’appelle à plusieurs reprises le GSM disparu, ça sonne, mais pas de réponse. J’envoie un message (voir chapô) qui restera aussi sans réponse.
Cette situation me pose question quant à l’attitude que je dois adopter en tant que professionnelle. Je n’étais pas présente lors des faits et je dois gérer cette situation. Je n’arrive pas à imaginer les enfants capables de vol. L’animatrice est nouvelle, je ne la connais pas bien, mais elle a l’air honnête.
Que faire ? Interroger les enfants ? Prévenir les parents ? En parler avec tous en conseil ? Est-ce mon rôle de gérer ce genre de problèmes ? Puis-je accorder du crédit aux dires de l’animatrice ?
Questionnements sous tension
Dois-je me substituer aux forces de l’ordre et faire moi-même l’enquête et le rappel à la loi ? Dois-je encourager l’animatrice à sortir le problème de nos murs afin que le rappel à la loi se fasse par les autorités compétentes (la direction, les parents) ?
Gérer le problème en interne prend beaucoup de temps, mais permet de préserver un climat de confiance entre les enfants et moi, cependant, de mon point de vue, le climat de confiance était rompu. En plus, je déteste jouer ce rôle d’inspecteur : instruire l’enquête, entendre toutes les versions des faits de façon méthodique, organiser des confrontations.
J’ai donc conseillé à l’animatrice de porter plainte à la police, à contrecœur, mais avec la conviction que cela permettrait de sanctionner les faits, et, par là même, de légitimer ma démarche envers les parents et les enfants.
J’ai appelé les parents qui n’avaient rien remarqué ni d’inquiétant ni de suspect dans le comportement de leurs enfants. J’ai posé des questions aux enfants. Rien : personne n’avait rien vu, rien entendu et n’avait rien à dire. L’animatrice me disait maintenant de laisser tomber, que ce n’était pas si grave.
Changement de climat, un vent glacial
Après cet épisode, le climat au sein de l’école de devoirs avait changé, les animateurs étaient devenus suspicieux et les enfants se sentaient suspectés. Je décide de laisser passer un peu de temps, de traiter cette situation en conseil de tous, avec les enfants, et en réunion d’équipe, avec les animateurs.
Par la force des choses, en tant que coordinatrice, un dossier chassant l’autre, je perds quelque peu cette affaire de vue. Trois semaines plus tard, émergeant enfin de mes rapports d’activité, je fais le point avec les animateurs afin de savoir comment la séance s’était passée.
Rachid, un animateur, nous dit alors avoir surpris Amira en train de prendre une boisson, dans un réfrigérateur qui se trouve dans notre local (nous occupons la cafétéria d’un centre sportif que différents clubs utilisent aussi), que « c’est du vol, que c’est grave », qu’il l’a obligée à remettre la canette à sa place et qu’il fallait que je réagisse.
Ce que j’ai fait, dès le lendemain, en interrogeant Amira. Celle-ci a commencé par me mentir en me disant : « Non je n’ai rien pris, je n’ai rien fait ! » Mais, les langues finissent toujours par se délier. Elle m’avoue qu’elle l’a fait, qu’une autre le lui avait demandé, qu’elle n’est pas la seule à le faire et que ce n’est pas la première fois que ça arrive. En tirant sur le fil, je ne m’attendais pas à tomber sur une pelote aussi grosse.
Démêler la pelote
Je prends le temps de parler avec chaque enfant concerné. Je leur dis, explicitement, qu’ils ont perdu ma confiance et que c’est sans doute ça le plus grave. Un conseil de tous est prévu ainsi qu’une réunion avec les parents. Je rédige un courrier annonçant aux parents qu’il y a eu des vols à l’école de devoirs, que certains enfants sont responsables ou complices et que, de ce fait, la présence de tous les enfants au conseil est obligatoire. Je décide de ne pas dire aux parents qui a fait quoi. Nous traiterons cela en conseil, il faudra que les enfants trouvent des moyens de réparation auprès du club lésé, des animateurs et de moi-même. Au moment où j’écris ces lignes, ce conseil n’a pas encore eu lieu.
Lors de la réunion d’équipe qui s’est tenue avant le conseil, je décide de donner la possibilité aux animateurs (tous volontaires) de s’exprimer, par écrit, sur leurs sentiments liés à ces évènements. Ce temps d’écriture a été suivi par un partage de chaque texte et un échange. Chacun a pu dire ses doutes, sa méfiance, ses craintes et ses frustrations. Il n’était pas question de parler du « vol » comme transgression, mais bien de ce que cette transgression éveillait chez chacun, dans son rôle d’animateur garant du cadre.
Éthique qui guide mes choix professionnels
Dans ces [1], j’ai posé des choix qui ont eu des conséquences pour les encadrants, les enfants, les parents et pour moi. Des effets sur l’ambiance, le contexte et les relations entre les différents acteurs. Je me forme en pédagogie institutionnelle et je me demande, au quotidien, ce que je dois faire. Si c’est le bon choix. Comment les actes que je pose vont permettre de faire émerger une forme de responsabilité, ou en tout cas l’opportunité de la prendre pleinement. Comme professionnelle, j’estime être responsable de faire émerger, par le biais du cadre, de la liberté et la responsabilité qui l’accompagne.
Aristote est l’un des premiers à avoir affirmé, que l’homme doit répondre de ses actes dès lors qu’il en a pris l’initiative et qu’il est même responsable de son irresponsabilité.
Brigitte Bouquet nous indique, dans un article portant sur la responsabilité éthique du travailleur social, que « [...] La responsabilité du travailleur social vis-à-vis des personnes, c’est avoir de la prudence en même temps que de l’audace, et une volonté de déboucher sur-le-champ des possibles [2] ».
Ainsi « L’accompagnement social est bien à baser sur une éthique de la responsabilité avec la visée de permettre à chacun [...], de faire des choix responsables. Cette éthique cherche et vise à éviter les dérives possibles de l’assistance ou du contrôle social [3] ».
Je trouve que cette approche du travail social correspond bien à mon impression de marcher sur un fil, sachant que je vais de toute façon glisser, souvent me rattraper et parfois tomber, mais toujours, en cherchant les moyens de réflexion et d’action collective qui vont nous guider dans l’action à venir.
[1] situations
[2] BOUQUET (B.), « Responsabilité éthique du travail social envers autrui et envers la société : une question complexe », Vie sociale 2009/3.
[3] BOUQUET (B.), « Responsabilité éthique du travail social envers autrui et envers la société : une question complexe », Vie sociale 2009/3.