Dès l’arrivée, quelque chose frappe dans cette école primaire de la ville d’Anvers : de l’artistique, des couleurs, des phrases écrites sur les murs extérieurs, sur fond d’autres phrases aux courbes d’enfants. Dans la cour, des enfants travaillent. Ils sont manifestement de diverses origines. Annie POELMANS, qui fut enseignante et ensuite directrice dans cette école, raconte avec passion le parcours et les désirs qui l’ont habitée pendant plus de 30 ans, ainsi que ses collègues.
Dans les années 70, l’école était uniquement fréquentée par des Anversois de ce quartier plutôt populaire. Dès 1978, des enfants allochtones sont arrivés. Peu nombreux à l’époque, ils étaient rassemblés dans une même classe et les enseignants travaillaient avec eux selon 6 ou 7 niveaux différents. Les parents belges étaient ouverts et intéressés par ces enfants venus d’ailleurs. _ Mais, en très peu de temps, le nombre d’enfants allochtones a fortement augmenté et les parents belges ont considéré que cette école, dont le niveau allait donc surement baisser, n’était plus bonne pour leurs enfants, un discours impossible à arrêter. Dans plusieurs écoles des environs, qui vivaient le même changement de public, des enseignants affirmaient que le niveau de 6e année était devenu celui de 5e. Ces écoles, comme la nôtre, dit Annie POELMANS, recevaient 99,8 % d’enfants allochtones et quelques enfants de familles belges plutôt défavorisées. Au fil des années, ces écoles se mouraient parce que, peu à peu, les parents allochtones ont aussi compris les niveaux différents selon les écoles et inscrit leurs enfants ailleurs.
Une bataille, maintenir le niveau
Dans notre école, continue-t-elle, nous nous sommes réunis pour chercher comment assurer un enseignement fondamental du niveau reconnu et nous avons pris quelques décisions : des contenus identiques d’enseignement, mais dans des textes à la langue simplifiée, des groupes de parole avec les parents allochtones et les parents belges restés solidaires de l’école, axer les visites à l’extérieur sur l’apprentissage de la langue, faire préparer des textes à la maison pour gagner du temps, etc. Nous ne perdions plus les élèves allochtones. À la mosquée, on disait que nous étions une école d’élite, c’est-à-dire de bon niveau.
Mais la population belge a quand même continué à croire que la concentration d’allochtones [1] n’était pas bonne. Contrairement à certains quartiers de Bruxelles, il y a encore beaucoup de familles belges dans notre quartier. Nous tenions à ce que le public de l’école soit plus mélangé, mais comment faire ? Le Ministère n’avait encore rien prévu dans ce cadre, c’est donc nous, les enseignants de l’école, actifs et engagés, qui avons innové. Nous avons organisé une journée rassemblant des responsables de l’enseignement, des habitants du quartier, le personnel de l’école afin, entre autres, d’expliciter notre travail. Les participants extérieurs découvraient le bon niveau de l’école. Mais cette démarche n’amena pas plus d’enfants belges.
Vlaggen en wimpels, voici un nom qui évoque les mouvements et les couleurs de Drapeaux et rubans dans le vent ! C’est celui d’un projet initié en 1998 par la Fondation Roi Baudouin. Il s’agissait d’allier des pratiques artistiques et des activités tournées vers les quartiers, dans des écoles à forte concentration d’enfants allochtones et/ou défavorisés. Des artistes (musiciens, plasticiens, sculpteurs à choisir dans une liste) allaient donc travailler toute une année, avec l’équipe des enseignants et les enfants, afin d’insuffler une nouvelle vie dans le quartier de l’école. Dans un même temps, il fallait traduire ces activités en processus d’apprentissages intéressants pour les élèves. Des expériences de ce type, entreprises entre autres en Amérique, avaient amené de grands changements dans les écoles, ne fusse que par une autre façon de travailler et d’envisager regards sur le monde et apprentissages. Pour entrer dans ce projet, il suffisait d’obtenir l’accord de 70 % d’enseignants de l’école, entre autres parce qu’ils devaient s’attendre à avoir plus de travail, un autre travail. Dans notre école, 100 % des enseignants ont été d’accord. L’école allait commencer à rendre son travail visible.
De l’inquiétude à l’amplitude
Nous n’avions pas encore les moyens de faire connaitre notre école et notre projet de mixité sociale et culturelle. Nous avons encore bénéficié d’une aide de la Fondation Roi Baudouin. L’intention était de reprofiler les écoles ghettos, c’est-à-dire d’y faire revenir des enfants autochtones. Une personne est donc venue faire un « contrôle de qualité » et elle nous a guidés pendant toute une année scolaire. Elle nous a proposé trois pistes : faire connaitre l’école dans le quartier de façon plus structurée, communiquer clairement ce que nous avions comme projet pédagogique et donner à l’école un nom qui dise ce que nous voulions.
C’est d’alors que date notre nom actuel, Wereldschool, et que nous avons composé une brochure claire et illustrée. Nous avons aussi pris contact avec une école maternelle où se trouvaient beaucoup d’enfants belges. Nous y avons présenté notre projet et une sorte de contrat s’est établi avec neuf couples de parents : ils pouvaient venir assister à des leçons et d’autres activités dans l’école. Ce qui se fit tout au long de l’année. Mais voilà que, lors d’une fancy-fair, à laquelle bien sûr je participais, une des mamans de ces neuf m’annonce qu’ils ont réfléchi et que non, les neuf parents ne mettront pas leur enfant à Wereldschool. Alors là, je me suis mise à parler, parler, avec tout mon enthousiasme à propos de notre projet tant pédagogique que socioculturel, de nos productions, d’ouverture aux langues, de liens avec le quartier, etc.
Pendant le weekend, j’ai appris que la maman avait donné quelques coups de fil aux autres parents. Ils se sont encore rencontrés et finalement ont décidé que leurs enfants viendraient chez nous. Comme quoi, il ne faut jamais abandonner !
Ces parents ont demandé que leurs enfants soient tous les neuf dans la même classe, par crainte que chacun, seul, ne soit perdu dans une majorité d’enfants différents d’eux. Ce n’était pas une décision facile à prendre, mais nous l’avons prise : 16 allochtones + 9 belges dans une classe ne donnaient pas une classe blanche ! Si nous avions dit « non », nous n’aurions jamais entamé ce processus. Une maman marocaine a parlé de discrimination, ce qui me touchait beaucoup, vu mes intentions et implications fortes. Je lui ai expliqué le motif. Elle a changé d’avis et est même devenue active dans l’école.
Au bout de deux mois, les parents sont venus nous dire que tout allait bien et qu’il n’était plus nécessaire de grouper leurs enfants dans une même classe. Nous n’avons rien changé en milieu d’année, mais nous les avons répartis l’année suivante. Ils sont restés les six ans. Entretemps, suite à une soirée d’information à laquelle n’avait assisté qu’un seul papa belge, nous avons inscrit le fils de ce papa et encore un autre enfant belge. Nous en avions donc onze. Comment poursuivre ?
École de l’avenir fut le nom d’un autre projet porteur : Total Fina a décidé de financer l’équipement en ordinateurs de cinq écoles d’Anvers. Un ordinateur par tranche de seize élèves. C’était un plus pour nous, d’une part comme outil supplémentaire pour les élèves présents et d’autre part, comme point d’attrait pour les parents.
Rester vigilants
De toute façon, les enseignants gardaient leur punch pour leur projet d’école du monde. Sont arrivés alors des sœurs, frères et amis des neuf premiers Belges et d’autres enfants autochtones, attirés par nos différents projets. Aujourd’hui, le public est de 50 % de Belges et 50 % d’allochtones.
Au début, lors des inscriptions, mille fois nous avons dû répondre à la question du niveau et du « plus de violence peut-être chez vous ». Aujourd’hui, ces questions sont de moins en moins posées. Nos élèves belges viennent d’un milieu assez favorisé. Ce n’était pas notre visée, mais voilà, ce sont eux qui sont venus : enfants d’acteurs, d’artistes, d’avocats… On nous avait dit qu’un mélange ne serait pas possible, mais les faits sont là. Nous l’avons rendu possible !
Dans certaines écoles, des parents liés au Vlaams Belang font courir le bruit qu’il n’y en a que pour les allochtones. Nous trouvons important d’assurer une place, un bon vécu aux différentes catégories de publics. L’ouverture, l’honnêteté, le travail et l’attention aux différents groupes nous semblent des points à ne pas perdre de vue et qui justement rendent la mixité possible et réellement investie.
Les parents belges plus favorisés nous aident d’ailleurs à maintenir cette attention. Dès 1990, un comité de parents a été mis sur pied qui, au fil des ans, a pris plus de poids. Nous avons remarqué, ces dernières années, que les réunions étaient fréquentées par une majorité de parents belges. Nous nous sommes demandé pourquoi et avons réalisé que le soir n’était pas un moment investi pour l’école par les parents de milieux allochtones et populaires Nous avons donc organisé des réunions de parents le matin et là, les parents allochtones étaient plus nombreux.
Nous avons aussi réfléchi à la façon de faire venir les parents à l’école en dehors de ce comité. Il y eut d’abord la réception des bulletins, puis un groupe de mères est devenu plus actif dans l’école, rassemblé au départ dans le cadre de Schoolopbouwwerk [2]. Nous sommes sortis des leçons faites aux parents, à propos par exemple du coucher des enfants ou d’autres préoccupations domestiques, pour aller vers des rencontres où les parents pourraient être à la fois dans du plaisir, de l’utile, de l’émotion. Des conversations autour d’objets précieux pour eux, par exemple. Ces rencontres ont lieu cinq fois par an. Les parents plus avancés en néerlandais se font alors interprètes. Nous organisons aussi des excursions durant lesquelles les parents plus « anciens » font le lien avec les nouveaux quant à l’esprit de l’école. Ces attentions et activités moins scolaires diminuent fortement la peur de franchir le seuil de l’école.
Poursuivre les apports d’artistes
Plusieurs activités artistiques ont été très porteuses d’apprentissages pour les enfants et de liens avec le quartier. Ce fut le cas du projet Een koud kunstje (art en petit plat froid) où on demanda aux habitants de placer devant leur fenêtre quelque chose qu’ils considéraient comme objet d’art. Une trentaine d’habitants s’exécutèrent et entrèrent en contact avec les enfants pour expliciter leur choix. Les enfants firent aussi des recherches afin de compléter leurs informations. Aux fenêtres, on a pu voir tel poème, telle statue, telle boite de vache qui rit !
Le projet School in de buurt créa d’autres liens entre les enfants et les habitants du quartier. Il s’agissait de construire dix sortes de petites chambres reprenant chacune des morceaux du quartier, avec leurs habitants, leurs langues, le nom des rues, etc. Ces chambres furent même exposées à Gand. Les Frieskies, ou histoires de personnages étranges, firent l’objet d’un autre projet encore : construction de personnages en trois dimensions, composition d’histoires, création d’un livre. Abdel, Hamad et d’autres révélèrent encore leurs talents, qui dans un concours de théâtre interécole, qui dans la présentation d’un travail sur le 18e siècle réalisé avec un antiquaire du coin.
Il ne s’agissait jamais d’un peu d’artistique saupoudré pour faire joli, mais réellement d’activités fondatrices : quand les enfants se réalisaient dans certaines formes d’expression apprises avec les artistes, ils prenaient aussi plus d’audace ailleurs. Il est arrivé qu’avec l’artiste des listes d’apprentissages soient élaborées : développement artistique, développement de la langue via toutes les conversations possibles pendant l’activité, socialisation, géométrie, observation, actes mentaux tels que la comparaison, etc.
La directrice, dont la passion ne tarit pas, rappelle aussi son rêve d’enseignante : organiser la classe comme un village, une ville, un pays. C’est comme directrice qu’elle réalisa ce rêve. Depuis, l’école s’organise comme un pays nommé Diversia. Chaque classe est une ville. Il existe une monnaie intérieure, un parlement, des portefeuilles ministériels pour les ministres élus. Et toute cette organisation ajoute au vécu artistique émancipateur, un vécu de citoyen appris en actes.
Des flammes de confiance et de plaisir
En fait, dit pour terminer Annie POELMANS, on pourrait dire que toute méthode pédagogique est bonne quand on croit dans le potentiel des enfants, quand on prend en compte leurs vécus, de quartier ou autre, quand on veut les faire avancer, quand on ne diminue pas les exigences et que ces enfants peuvent être fiers de surmonter les obstacles… Pour tout cela, il faut avant tout une équipe d’enseignants qui prend beaucoup de plaisir dans son travail, crée une ambiance chaleureuse entre collègues, se nourrit des fruits de ses efforts parce qu’ils créent de nouvelles envies, aspirent les nouveaux enseignants dans le mouvement. Un feu est ainsi entretenu pour faire vivre cette école du monde. z
D’après les propos de Annie POELMANS recueillis par Noëlle DE SMET
[1] Ce que les francophones nomment souvent écoles élitistes et écoles ghettos (quand ce n’est pas écoles poubelles), les néerlandophones les nomment witte scholen et concentratiescholen ou donkere scholen.
[2] Activités de « développement scolaire » organisées par les LOP (Lokale overvleg platforms) en dehors de l’école (voir article Pour plus d’égalité en page 3 de ce numéro). Schoolopbouwwerk contribue à l’émancipation et à la participation des groupes socialement ou culturellement défavorisés de notre société. Elle a recours pour ce faire à l’opbouwwerk (travail de développement) dans le domaine de l’enseignement. Elle vise à soutenir des groupes actifs de parents (ou de jeunes) afin qu’ils prennent connaissance de leurs droits et de leurs devoirs dans le domaine de l’enseignement et qu’ils puissent les exercer de manière autonome après un certain temps. Voir www.sowbrussel.be (en français).